Chaque année, le dictionnaire Merriam-Webster, l’équivalent de notre Larousse, décerne avant les fêtes son “mot de l’année”. Si 2018 fut l’année de “justice”, 2017, celle de “feminism”, 2019 fut, d’après cette vénérable institution, l’année du “they”. Non le “they” troisième personne du pluriel, mais le “they” singulier.
D’un point de vue grammatical, le mot permet d’évoquer quelqu’un qu’on ne connaît pas, sans être obligé de spécifier s’il s’agit d’une fille ou d’un garçon. S’il est utilisé depuis plus de 600 ans, son histoire est celle d’une longue bataille tant la langue anglaise, pourtant plus neutre que les langues latines, n’a pu éviter les travers du sexisme. “they”, ou “their” écrivaient déjà Shakespeare, Dickens, George Bernard Shaw, féministes ou du moins post-genres avant l’heure.
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Jane Austen disait sans cesse “Everybody has their failing” (“Tout le monde fait des erreurs”). Mais elle se faisait corriger par les grammairiens de l’époque, les gardiens du temple de l’anglais victorien, pour lesquels il fallait dire “Everybody has his failing” – le “his” étant alors l’équivalent du “il” français, qui englobe les deux sexes. “Le masculin embrasse le féminin”, affirmaient ces grammairiens (ce que pense d’ailleurs, aujourd’hui encore, une majorité de nos concitoyens au sujet de notre langue…).
Le “they” singulier tomba donc en désuétude et il fallut attendre les années 1970 et la nouvelle vague du féminisme pour qu’il retrouve sa place outre-Atlantique. Les féministes non essentialistes déconstruisirent les usages langagiers de leurs contemporains, révélant notamment le générique masculin comme un paradigme du sexisme appliqué à la langue.
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Aujourd’hui, c’est surtout aux personnes non-binaires que l’on doit l’emploi de plus en plus répandu, depuis quelques années à peine, du “they”. Ces individus, qui ne se reconnaissent pas dans les catégories du masculin et du féminin, viennent d’être reconnu.e.s par le dictionnaire américain en ligne Merriam-Webster qui les a inclus.e.s dans sa définition du “they”, cet automne.
Le site a évoqué notamment les déclarations de Sam Smith. Demandant à se faire désormais nommer “they”, le chanteur britannique non-binaire avait écrit en septembre dernier dans un post Instagram : “Je sais qu’il y aura beaucoup d’erreurs, mais tout ce que je vous demande, les amis, c’est d’essayer. S’il vous plaît. J’espère que vous pouvez maintenant me voir comme je me vois”.
https://www.instagram.com/p/B2WpiusAc6h/?utm_source=ig_embed
L’American Psychological Assocation a, de même, récemment recommandé l’emploi de ce pronom pour les non-binaires, tandis que l’American Dialect Society, organisation consacrée à l’étude de la langue anglaise, avait déjà nommé “they” mot de l’année en 2015.
L’emploi réel du mot
La décision du Merriam-Webster a cependant beaucoup plus de poids, d’un point de vue symbolique, mais aussi par ce qu’elle révèle. Elle se base en effet sur des statistiques précises, le résultat d’analyses de données innombrables par des algorithmes. “C’est une surprise, s’étonne l’équipe du Merriam-Webster dans un communiqué de presse, même le terme le plus trivial, un pronom, peut remonter ainsi à la surface de nos datas. Les recherches associées au mot “they” sur le Net ont augmenté de 313 % en 2019 par rapport à l’année précédente”.
The word ‘they’
– was looked up 313% more this year than last.
– had a new sense added in September.
– is increasingly common in both public and personal communication.‘They’ is our 2019 #WordOfTheYear.https://t.co/i7QlIv15M3
— Merriam-Webster (@MerriamWebster) December 10, 2019
Difficile pour autant d’évaluer l’emploi réel du mot, dans les communications écrites comme orales. Même ses défenseurs concèdent leurs difficultés à l’utilisation, comme l’éditeur en chef de la maison d’édition Random House, Benjamin Dreyer, qui confie ainsi à la station de radio KCRW : “J’ai appris par mon éducation qu’un tel usage du “they” était inapproprié, ou maladroit, et j’ai encore du mal à dénommer ainsi mes collègues qui l’exigent”.
Le mot a certes des équivalents en français : le pronom “iels” est ainsi utilisé et parfois “illes”, mélange de “ils” et de “elles”. Aucune reconnaissance officielle ceci dit, et la France ne semble pas prête à bouger sur le sujet.
Il suffit de voir la façon dont est considérée l’écriture inclusive, bannie par le Conseil d’Etat et considérée comme un “péril mortel pour la langue” par l’Académie française. Le français a, ceci dit, ses problèmes spécifiques, distincts de l’anglais. Quand bien même on écrirait “iels”, il faudrait choisir entre “iels est méchant” ou “iels est méchante”.
“Où est le problème ?” argueraient les partisans de l’écriture inclusive, il suffit d’écrire “iels est méchant.e”. Mais que faire à l’oral ? En attendant, pour comprendre l’histoire du binarisme et la façon dont cette taxinomie a pour objet de préserver la domination du pater familias, on ne saurait trop recommander la lecture du sublime Un appartement sur Uranus de Paul B. Preciado (éditions Grasset).
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