L’art à travers ses artistes et ses institutions bouscule les lignes, tente de reconstruire son image souvent abîmée par des intérêts financiers et autres scandales sociétaux. Aujourd’hui, une remise à plat plus égalitaire est en marche. Pour que l’art continue de bousculer les consciences.
Comment continuer à produire dans un monde où tout se délite ? L’impasse hante la fin d’une année tout autant que celle d’une décennie, peut-être également celle d’une histoire, une histoire de l’art, de ses structures de pouvoir tout autant que de ses cadres de pensée jusqu’alors tenus pour établis. Ce fut d’abord la prise de conscience que les systèmes de validation même de l’art sont relatifs, partiels, partiaux et surtout, profondément iniques.
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Début février, Nan Goldin se rendait au Guggenheim à New York avec le collectif P.A.I.N. (Prescription Addiction Intervention Now) pour alerter sur l’activité de l’un des principaux mécènes du monde de l’art : la famille Sackler, propriétaire du laboratoire Purdue Pharma produisant l’OxyContin, antidouleur prescrit à outrance bien que hautement addictif. Nan Goldin en réchappera de peu, des dizaines de milliers d’autres n’auront pas cette chance. Via des actions coups-de-poing, les yeux se décillent sur le blanchiment de l’argent par l’art. Met Museum à New York, Victoria and Albert Museum à Londres, l’argent sanglant de la famille Sackler fait tourner le monde de l’art, le Louvre ayant été, lui aussi, doté de son aile Sackler – désormais débaptisée – des antiquités orientales. En mars, la Tate à Londres déclarait renoncer aux dons de la famille. Il faut dire que l’institution avait déjà eu son lot de scandales, liés au mécénat de la société pétrolière BP.
Puisque les cadres s’effondrent, autant les invalider une fois pour toutes
Or, commencer à regarder sous la surface, c’est découvrir que toutes les institutions sont mouillées. En juillet, après des mois de protestation, Warren B. Kanders se retirait du conseil d’administration du Whitney Museum à New York, sa société Safariland produisant du matériel militaire utilisé contre les migrants. En France, le groupe Documentations.art obtenait l’annulation du prix Meurice, groupe hôtelier possédé par le sultan de Brunei dont le Code pénal promeut la lapidation des homosexuels. Déjà longue, la liste se rallonge de mois en mois. Les actions se structurent, s’organisent. La presse prend le relais des réseaux sociaux. La call-out culture se double du boycott et de la grève.
En parallèle, la crise climatique soulève son propre lot de questions. Quelle est la taxe carbone d’une exposition comme celle d’Olafur Eliasson à la Tate Modern à Londres, dont le sujet est explicitement l’écologie ? Est-il vraiment encore possible d’acheminer des œuvres d’un bout à l’autre de la planète pour une exposition ou une foire ? Dans ce contexte, continuer de représenter, de produire, d’alimenter la machine semble vain. Les grandes expositions de l’année furent alors celles qui prirent l’histoire de l’art comme sujet principal. Pour la rendre inclusive, la conjuguer au féminin, l’élargir aux régions non occidentales. Puisque les cadres s’effondrent, autant les invalider une fois pour toutes.
Fin octobre était inaugurée la nouvelle aile du MoMA. Une extension architecturale certes, mais surtout un réaccrochage radical. Le monde change, et l’art avec lui. Pas seulement sa production, mais sa perception. Inclusives, les nouvelles salles privilégient l’approche thématique selon une rotation bisannuelle. En un geste éminemment symbolique, le vaisseau amiral du modernisme faisait son mea culpa, renonçant à prétendre écrire une histoire universelle ou éternelle.
L’art vit l’émergence d’une esthétique relationnelle sans l’esthétique
En France, la relecture inclusive de l’histoire avait aussi son moment phare. Soit l’exposition Le Modèle noir de Géricault à Matisse au Musée d’Orsay, destinée à donner un nom et une histoire à ces modèles noirs omniprésents, mais invisibles, dans les collections du musée – en premier chef, Laure, la femme au second plan de l’Olympia de Manet (1863). Pour les jeunes artistes également, la question devenait centrale. A la Villa Vassilieff, la jeune artiste Liv Schulman redonnait une voix aux femmes lesbiennes, trans et non binaires ayant vécu à Paris de 1910 à 1980 à travers sa série en six épisodes Le Goubernement.
En 2019, produire fut s’allier. Innover, relire. L’art vit l’émergence d’une esthétique relationnelle sans l’esthétique. D’une critique institutionnelle sans l’institution. Succédant à l’équivalent d’une révolution copernicienne ou d’un tremblement de terre à Lisbonne, les années 2020, années de la reconstruction, s’annoncent cruciales, passionnantes, immensément stimulantes. Un nouveau monde s’ouvre, sur une remise à plat plus égalitaire des conditions de vie, c’est-à-dire de travail, de production, de pensée, d’alliance. A condition de continuer à poser des questions de structures sans se contenter de clouer au pilori pour l’exemple des individus isolés ni céder à la bonne conscience moralisante toujours menacée de se transformer en faire-valoir personnel.
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