Dans Nino dans la nuit, publié en janvier dernier, Simon et Capucine Johannin célébraient l’énergie et la hargne d’une jeunesse précaire, noctambule et flamboyante. Ils racontent 2019 à l’aune de cette question : dire ou ne pas dire ?
La fin de l’année approchant, arrive avec elle l’heure des bilans. Alors, de quoi 2019 fut-elle faite ? On pourrait vous parler écologie et vous dire que cette année a été l’une des plus chaudes de l’histoire, que 92 % de la population mondiale respire un air trop pollué, qu’une espèce animale ou végétale disparaît toutes les vingt minutes, qu’il y aura bientôt plus de plastique que de poissons dans les océans.
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On pourrait vous dire qu’une femme meurt tous les trois jours sous les poings de son conjoint, mais aussi que tous les cinq jours un enfant succombe aux coups portés par ses parents. Vous dire qu’une femme sur trois dans le monde a été ou sera victime de violences sexuelles ou conjugales.
On pourrait continuer à vous ensevelir de chiffres, de statistiques, de données, mais il n’y a probablement pas grand-chose que vous puissiez lire ici que vous n’ayez déjà vu ou entendu ailleurs.
Vous avez été ému devant une vidéo Facebook montrant le témoignage d’un migrant ayant échappé aux tortures libyennes, vous avez ri jaune devant un même « 10-year challenge » sur Instagram (qui consiste à poster deux photos de soi à dix ans d’intervalle – ndlr), vous vous êtes mis en colère en lisant le dernier tweet de Christophe Castaner. On est saturé d’informations, et ça aussi on le sait.
En fait, et c’est une chose bizarre à dire quand on gagne sa vie grâce à eux, les mots n’ont plus autant de poids qu’avant.
Cette question du poids des mots, de leur utilité, on se l’est beaucoup posée nous aussi cette année. En écrivant Nino dans la nuit, on voulait amuser, offrir une parenthèse au quotidien, mais aussi faire prendre conscience de la précarité de cette jeunesse française, du peu de moyens qu’elle a pour y faire face.
Tout ça, on l’avait réfléchi et voulu, ce à quoi on avait moins pensé, c’était de quelle façon en parler dans les médias. Quelle voix allions-nous adopter ? Oui, le livre a une portée sociale et politique importante, mais c’est aussi une fiction, créée pour divertir.
On s’est parfois retrouvés frôlant le discours d’un candidat en campagne, à parler plus du fond que de la forme, à défendre des idées, des valeurs plutôt qu’une œuvre artistique qui parle d’elle-même. Ça coûtait de l’énergie et donnait une sensation d’être un politicard au rabais, mais est-ce que c’était utile ? Est-ce que cette fougue n’était pas noyée au milieu de cent autres, et n’aurait-il pas mieux valu parler seulement du texte ?
Parce que, avant d’avoir ou non une dimension politique, les histoires ont un but, nous faire voir le monde à travers les yeux des autres, provoquer l’empathie.
On vit donc à l’époque du « c’était mieux avant », mais c’était quoi avant ? Avoir une espérance de vie plus courte ? Sans antibiotiques, vaccins ou contraception ? Vivre dans un pays en guerre ? Devoir demander à son père, à son mari pour pouvoir ouvrir un compte bancaire ? Avoir le choix entre être hétéro ou dans le placard ?
En regardant autour de nous, on constate les pas de géant faits entre les générations.
Avec le temps, les femmes s’éloignent des cuisines, les hommes questionnent leur colère.
L’institution de la famille n’est plus le seul cadre dans lequel se développent les individus. Tous les jours, de nouveaux modes de rapports s’inventent, et on ne peut s’empêcher d’être optimiste en imaginant où en seront les générations suivantes, dût-on en passer par le feu.
C’est peut-être de cet optimisme qu’on a besoin aujourd’hui. On vilipende les hommes sur la place publique, et c’est justifié. Ne sont-ils pas ceux qui frappent ? Qui tuent ? Qui violent ? Qui gouvernent ? Le patriarcat et la domination masculine ont engendré ce qu’il y a de pire.
Mais on voit aussi de plus en plus d’hommes se remettre en question, et il était temps ! Espérons que cette vindicte populaire leur permettra de trouver le courage d’évoluer et d’enfin participer au débat, car comme l’a dit Adèle Haenel, les monstres n’existent pas.
Le comédien Aziz Ansari, accusé d’agression sexuelle par une jeune femme qu’il fréquentait, y arrive avec beaucoup de justesse lors de l’introduction de son dernier spectacle, Right Now, dans lequel il aborde les accusations dont il a fait l’objet, et comment elles lui ont permis de devenir un homme meilleur.
Il y aborde aussi les conséquences de la culture woke, la culture de l’éveil, la même qui fait qu’en France certains disent qu’on ne peut plus rien dire, et on ne peut nier qu’il y a des dérives.
Aux Etats-Unis, nombre d’artistes et d’intellectuels n’osent plus faire de conférences en université, les étudiants pouvant se montrer véhéments à leur encontre si leurs discours ne paraissent pas assez policés.
Le danger réside ici, quand on devient juge de la bienséance, et que par là même on coupe un dialogue pourtant indispensable.
Car est-il vrai qu’on ne peut plus rien dire ? Il est clair que ce qui ne choquait personne il y a encore quelques années peut aujourd’hui provoquer un tollé, comme ce commentaire affreusement misogyne adressé à l’encontre de Christine Villemin, la maman du petit Grégory, par un policier ayant couvert l’affaire. Entendu dans un documentaire Netflix (Grégory – ndlr), il a soulevé une vague d’indignation, alors qu’à l’époque la presse et l’intelligentsia française, Duras comprise, étaient prêtes à la jeter au bûcher.
Oui, le temps où on pouvait se moquer sans risque des gros, des handicapés et des minorités en général est peut-être derrière nous, pourquoi s’en plaindre ?
La France, pour avancer, devra lutter contre ses tendances rétrogrades, celles qui poussent certaines à revendiquer le droit d’être importunées, celles qui veulent que Polanski soit ici roi du box-office, tandis que de l’autre côté de l’Atlantique Weinstein est cloué au pilori.
A comprendre peu, il est facile de voir que la réalité est infiniment plus complexe que la lecture manichéenne souvent avancée par la classe dirigeante.
Il y a quelques mois, nous avons suivi une maraude de la Protection civile distribuant sandwichs invendus et boissons chaudes à celles et ceux qui dorment dehors. A qui sont allés les restes ? Ces sandwichs fraîchement périmés dont les SDF n’ont pas voulu ont fini dans un commissariat insalubre du VIIe arrondissement de Paris, repas de garde de flics lessivés travaillant dans des locaux humides et vétustes.
Alors, qui protège quoi et pourquoi ? Suis-je vraiment un enfoiré quand je mange un Big Mac ? Comment faire pour avoir un impact ?
A chacun sa méthode, pour notre voisin Jean-Michel, ça sera d’enfin parvenir à jeter le toutounet de son yorkshire au lieu de le laisser au milieu du trottoir, la nôtre ça sera de continuer à construire des histoires tant qu’on voudra bien nous lire.
Nino dans la nuit (Allia), dernier livre paru
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