Le Voyage de Chihiro, Princesse Mononoké, Le Château dans le ciel… Depuis le début des années 60, le Japonais Hayao Miyazaki dessine de grands films de cinéma. Et si ses chefs-d’œuvre ne sont visibles en Europe que depuis 1998, c’est parce que cet acharné de travail, doté d’une immense culture humaniste, a longtemps préféré sacrifier sa notoriété à sa liberté. A 72 ans, il vient d’annoncer que « Le Vent se lève » était son dernier film et qu’il prenait sa retraite.
[Article initialement publié le 5 février 2013] L’un des cinéastes les plus admirés et respectés aujourd’hui par la critique, les cinéphiles et le public, auteur du magnifique Voyage de Chihiro sorti l’année dernière, est l’artiste qui incarne l’idée la plus impériale de l’indépendance et de la liberté : Hayao Miyazaki, maître de l’animation nippone, cofondateur du studio Ghibli, est dessinateur, écrivain, cinéaste, animateur, poète (sans le dire) et producteur (par nécessité). Qu’il soit japonais et qu’il uvre dans le dessin animé rend son parcours, et surtout sa position, symboliques. Il n’a pas seulement dû refuser la fatalité mercantile des studios nippons pour imposer sa vision du dessin animé, il a aussi dû se mesurer à un empire mondial qui n’a pas l’habitude de tolérer (et de rencontrer) la moindre forme de concurrence : Disney.
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Né en 1941, Hayao Miyazaki est, comme tous les Japonais de sa génération, marqué par les blessures de son pays au lendemain de la guerre. Enfant fragile, fils d’aviateur, il développe un don précoce pour le dessin : « Quand j’étais petit, j’aimais dessiner. Mais je ne faisais absolument pas les dessins des enfants de mon âge. Je dessinais uniquement des avions, des chars ou des bateaux de guerre. J’étais un garçon à la santé très fragile, et j’étais fasciné par tout ce qui exprimait la force, la puissance. Ensuite, à 15 ans, j’ai décidé de devenir dessinateur de mangas, mais ce n’était qu’une décision, je ne suis jamais passé à l’acte. A 18 ans, à l’université, j’ai fait des études d’économie. Pendant tout mon temps libre, et j’en avais beaucoup, j’ai commencé à dessiner vraiment, et j’ai fait ma formation artistique moi-même. Je ne suis jamais allé à l’école des beaux-arts. J’ai décidé à ce moment-là de passer à l’action. J’aimais beaucoup les mangas de Tesuka Osamu dans les années 60. Le film qui m’a décidé à entrer dans l’animation est le premier long métrage d’animation du cinéma japonais, Le Serpent blanc, sorti dans les années 50. Mais ce qui m’a le plus ému, à peu près à la même époque, c’est un film de Paul Grimault, La Bergère et le Ramoneur, et un dessin animé soviétique qui s’appelait La Reine des neiges. Ce sont ces deux films qui m’ont vraiment convaincu de travailler dans l’animation. »
Culture humaniste
Cet intérêt pour les formes artistiques occidentales, dans le domaine de l’animation mais aussi de la littérature, ne se démentira pas lorsque Miyazaki passera à la réalisation. Il adaptera pour la télévision de nombreux auteurs européens. Esprit universel, il partage avec son ami Akira Kurosawa une immense culture humaniste et une ouverture vers les artistes occidentaux, même si Miyazaki, on y reviendra, ne porte pas l’Amérique dans son coeur.
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Embauché par la Toei, il gravit un à un les échelons de l’animation au sein du studio, dont il démissionnera en 1969, à cause de l’hostilité de ses patrons devant son ambition artistique. Miyazaki se distingue rapidement de ses collègues par son acharnement au travail, son opiniâtreté et sa force de caractère. Ses convictions politiques sont presque aussi intenses que ses visions artistiques, et il devient membre du syndicat des studios à l’âge de 23 ans. Miyazaki est persuadé que toutes les possibilités du cinéma d’animation sont loin d’avoir été découvertes, et qu’il faut explorer cet art encore balbutiant et l’enrichir, par des nouvelles techniques, mais aussi des idées et des histoires originales.
« J’avais renoncé à ma pseudo-vocation de dessinateur de bande dessinée et j’avais l’idée de devenir animateur. J’ai vu toutes les possibilités artistiques offertes par l’animation, et j’ai découvert qu’on pouvait dire d’autres choses dans les dessins animés. Le film de Grimault n’a pas décidé de ma carrière, mais cela m’a montré qu’on pouvait mettre la barre très haut, et cela a peut-être marqué le début d’un long processus. De toute façon, je ne pensais pas atteindre un jour cette perfection. Je souhaitais seulement m’améliorer. »
Coup d’éclat
Ce souci va conduire Hayao Miyazaki à un véritable coup d’éclat (et d’Etat) dans le monde de l’animation japonaise. Se considérant incapable d’assouvir sa soif d’expérimentation et de création au sein des grands studios nippons de cinéma et de télévision, il fonde sa propre structure, dans le seul souci de pouvoir signer des films d’une meilleure qualité technique, en réunissant les meilleurs spécialistes, en s’accordant le temps et l’énergie impossibles à rassembler sous la pression des financiers et des décideurs étrangers à la création artistique. Le studio Ghibli, structure indépendante, est fondé en 1985 par Miyazaki et ses fidèles complices Takahata et Otsuka. Le mot « ghibli » est un terme italien qui désigne un vent du Sahara. Il s’agit de faire souffler un grand courant d’air chaud sur les rouages de l’industrie cinématographique et balayer la crasse qui paralyse la création artistique.
La petite entreprise fonctionne à merveille et le miracle se produit. Miyazaki et ses associés parviennent à trouver l’équilibre financier qui leur permet de produire des films de grande qualité, tout en transformant Ghibli en entreprise prospère. Mais les patrons de Ghibli entendent « rester petits » et conserver la dimension artisanale du studio, qui garantit la maîtrise de chaque étape de la fabrication d’un film d’animation.
Succès critiques et commerciaux
Les films produits par Ghibli sont des succès critiques et commerciaux, et leur renommée franchit les frontières du Japon. Hayao Miyazaki fait figure de phénomène dans le paysage cinématographique mondial. Il a largement contribué à convaincre les derniers réfractaires occidentaux que l’animation (japonaise) pouvait engendrer de grands films de cinéma, voire des oeuvres d’art, et qu’elle ne se limitait pas à des films de science-fiction violents ou des sucreries mièvres et assourdissantes.
La palette de Miyazaki est très variée. Il s’illustre dans la fable, la satire, la comédie ou la fresque, et son talent s’épanouit aussi bien dans l’épure que dans le foisonnement. Le studio Ghibli propose des films d’animation beaux et intelligents, qui s’adressent aux enfants et aux adultes. Parmi les fantaisies, on trouve aussi des films émouvants ou des drames qui abordent des sujets aussi sensibles que la guerre, comme Le Tombeau des lucioles d’Isao Takahata.
« Au fur et à mesure, Ghibli a produit des projets de nature et d’ampleur différentes. Nous avons ainsi transformé la pensée, l’approche traditionnelle du dessin animé. Cela a pris du temps. Pour élargir les frontières du dessin animé, il nous a fallu beaucoup d’efforts, et c’est pour cela qu’on trouve une certaine tenue dans nos films. »
Miyazaki oublie de préciser que son dévouement absolu à son art l’a conduit au bout de ses forces physiques. Le génie créatif de ce bourreau de travail a gravement altéré sa santé. Les Japonais n’hésitent pas à le comparer à Van Gogh, même s’il faut reconnaître au perfectionniste Miyazaki une meilleure gestion de son oeuvre et une plus grande lucidité que le peintre hollandais.
Pendant longtemps, l’oeuvre de Miyazaki fut mal connue en Occident, pour plusieurs raisons. Échaudé par la désinvolture de ses producteurs, qui distribuèrent ses premiers films en vidéo dans des versions tronquées, le cinéaste préféra longtemps limiter les dégâts et empêcher une large diffusion de ses films, faute de pouvoir en surveiller les conditions. Des distributeurs courageux se hasardèrent à sortir Porco Rosso en France, mais le manque de curiosité et d’information du public et de la critique confina le film à un succès d’estime. La sortie de Princesse Mononoké, chef-d’oeuvre annoncé, fut pourtant longtemps ajournée en raison des craintes de Disney, qui en avait acquis les droits. La major américaine avait peur que la qualité extraordinaire du film n’éclipse celle, déclinante, de ses propres productions. Finalement, c’est ce film qui a assis en France la réputation de Miyazaki, sacré nouveau maître du cinéma japonais. A l’instar de Kitano, sa filmographie s’offre aux cinéphiles français dans un joyeux désordre chronologique. Après Mon voisin Totoro et Le Château dans le ciel (sorti au début de l’année, et joli succès), Kiki Delivery Service suivra.
« Je ne suis pas si faible que cela en face de Disney »
L’alliance avec Disney, distributeur mondial des films Ghibli, pouvait laisser craindre la fin de la belle indépendance du studio japonais. Une telle idée fait doucement ricaner Miyazaki. Il suffit d’ailleurs de voir Le Voyage de Chihiro, premier film Ghibli issu du « deal » Disney, pour vérifier l’intransigeance légendaire de Miyazaki. C’est sans doute le film le plus japonais qu’il ait réalisé, avec la volonté de renouer avec les racines de la culture nippone, jusqu’au risque de l’hermétisme. Un risque dépassé, puisque le triomphe du Voyage de Chihiro au Japon fut prolongé par un accueil enthousiaste dans le monde entier.
« Je me dis que les studios Disney doivent être très embarrassés en voyant Le Voyage de Chihiro. Je ne peux pas vous dire s’ils ont tout compris ou s’ils sont très heureux. En tout cas, l’accord entre Ghibli et Disney est d’ordre purement commercial. Le film correspond exactement à ce que j’ai voulu faire. Il n’est pas question qu’ils apportent des modifications au montage, ni même qu’ils donnent leur avis sur le résultat final. Je ne suis pas si faible que cela en face d’eux. Pour eux, Le Voyage de Chihiro se résume de la façon suivante : « Est-ce que Chihiro va battre la vilaine sorcière ? » Ils n’arrivent pas à comprendre que l’histoire n’est pas si simple que cela. C’est comme lorsque le Président des Etats-Unis déclare : « Soit vous êtes avec nous, soit vous êtes contre nous. » S’ils sont obligés de tout simplifier pour comprendre, c’est leur problème. »
Le studio Ghibli, à l’opposé de Disney et du merchandising à l’américaine, a toujours méprisé la vente de produits dérivés, gadgets et autres jeux vidéo, même si certains ont pu ironiser sur l’ouverture récente d’un modeste parc à thème dans la banlieue de Tokyo. Incorruptible, Miyazaki semble insensible à l’admiration que lui portent les animateurs et les plus célèbres cinéastes américains. En vieillissant, il semble se consacrer davantage à l’exploration de ses propres racines, vers une spiritualité typiquement japonaise et un souci de la nature qui a toujours été sensible dans son uvre.
« Je n’irai pas jusqu’à dire que ma démarche artistique est animiste ou shintoïste. Mais dans la mesure où je suis japonais, je me considère davantage comme un biotopiste, un adepte de la défense de la nature et de l’environnement, comme beaucoup de gens au Japon. Il existe aussi des biotopistes en Allemagne, mais ils sont légèrement différents des Japonais. Certains biotopistes qui protègent l’environnement décident que tel poisson ne doit pas être à tel endroit, ou que tel arbre n’est pas à sa place ici ou là. Tout en respectant la nature, ils ont une vision très ordonnée des choses. Moi, et les biotopistes que je fréquente, considérons que si cet arbre ou ce poisson se trouve à tel endroit, il faut le laisser vivre où il est. Il n’y a pas d’ordre à imposer aux êtres vivants. Nous respectons la nature telle qu’elle est, et pas telle qu’elle devrait être. Nous nous rapprochons de la doctrine de Gaia, « la Terre nourricière », selon laquelle il n’existe pas de différence entre le vivant et le non-vivant, la Terre et les animaux. »
Et si le maître a annoncé sa retraite à plusieurs reprises, épuisé à la fin de chaque nouvel opus, il travaille déjà sur un prochain long métrage. Le voyage continue.
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