Ils auraient dû paraître dans les années 1970. Deux courts textes sont publiés aujourd’hui : comme des notes adressées à lui-même par un Jean Genet désemparé.
Le dernier Genet ressemblait à un évadé poétique, un être non-réconcilié, cela on le sait depuis la parution posthume en 1986 d’Un captif amoureux. En revanche, on sait moins à quoi ressemblait l’avant-dernier Genet, celui des années 1970, celui qui n’avait plus publié de roman depuis plus de deux décennies (le dernier, Journal du voleur, datait quand même de 1949 !), repoussait son retour à la littérature à coups de pièces de théâtre et d’interventions dans la presse.
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
Il s’agissait peu ou prou du même, en infiniment plus rongé par le doute. C’est ce qu’on découvre à la lecture de La Sentence, court texte qui aurait dû paraître au mitan des années 1970 : Genet s’était entendu là-dessus avec Gallimard et en avait même organisé la mise en page (délirante, sous influence Derrida).
Trop désemparé pour être le livre du retour
L’histoire ne dit pas pourquoi il a préféré renoncer à cette publication. Mais à la lecture, on peut rapidement en deviner la raison profonde : La Sentence est un texte bien trop désemparé pour être présenté au public de l’époque comme le livre du retour. Aujourd’hui, alors que son auteur aurait 100 ans, et que tout cela est loin, on lira La Sentence comme des notes avancées dans lesquelles Genet s’adressait en premier à lui-même.
Avec une virtuosité inouïe, il tire d’un trajet en avion entre Paris et Tokyo, et dans la résonance du « sayonara » qu’adresse aux passagers l’hôtesse de l’air, l’intuition que pour la première fois de sa vie il laisse la morale judéo-chrétienne tomber d’elle-même en plein ciel (et par le trou des chiottes : « Je me levais pourtant afin d’aller chier à l’arrière de l’avion, espérant me libérer d’un ver solitaire vieux de trois mille ans »).
Et de s’offrir au texte comme un corps qui tout à coup n’a plus de Dieu devant qui se présenter. Plus de Dieu donc plus de sentence, car Dieu pour Genet est un « Dieu Voyeur », un « Dieu-Judas », une sorte de super maton qui nous place dans une position de bagnard.
Lui, l’ex-taulard devenu (en cellule) écrivain, voit alors mieux comment s’organisent les liens si étroits du verbe et de la loi. En 1975, sa parano politique et sa méfiance de la langue et de ce qu’on lui fait dire l’amènent à entrevoir un système négatif et global où chaque mot prononcé invente son propre condamné, formule sa propre sentence.
[attachment id=298]Autour de ces quelques feuillets anxieux, il fait serpenter un second texte – J’étais et je n’étais pas -, monté contre, tout contre, moins allégorique, plus précis, vif (sur les Black Panthers, sur l’époque), qui vient parasiter le premier, le faire trébucher, occupe une fois la marge, une autre fois le centre, se déplace autour et dedans, comme un curseur sur l’écran d’un grand jeu vidéo, attentant à la page, dynamitant sa propre langue : tout rendre au verbe, coup par coup.
Renonçant à la sortie de ce livre, il ne publiera rien avant dix ans.
Philippe Azoury
La Sentence, suivi de J’étais et je n’étais pas (Gallimard), 42 pages, 17,50 euros
{"type":"Banniere-Basse"}