Le tourisme sexuel prétexte à une nouvelle étude acerbe des rapports de domination entre les hommes.
Haïti à la fin des années 70 : une enclave idyllique au sein d’un pays qui ploie sous le joug de « Baby Doc » Duvalier, trois femmes blanches, un corps noir. A première vue, le cinéma de Laurent Cantet prendrait le large, délaissant l’Europe contemporaine et ses cadres malmenés par la loi des échanges pour s’ouvrir à d’autres tropiques, d’autres tropismes.
Sauf qu’il n’en est rien et que, de père en fils, de Nord en Sud, de la valeur-travail au temps opaque de l’inactivité, du consommateur à la marchandise érotique, c’est à nouveau la domination et les mécanismes de sa réversibilité qu’interroge le cinéaste, au point d’inscrire Vers le sud comme la nouvelle arête affûtée d’un triptyque inauguré par Ressources humaines et prolongé par L’Emploi du temps. Pas plus que ce dernier ne traitait du chômage Vers le sud ne saurait se réduire à un film « à sujet », en l’occurrence le tourisme sexuel, plate-forme rapidement fissurée par des enjeux plus mouvants.
Certes le désir, ou son assouvissement monnayable, est au cœur des (d)ébats, au même titre que le bras de fer misère sociale/misère sexuelle, mais ce qui se joue ici, à travers l’inexorable flétrissement des chairs difficilement contrarié par la résistance du cœur et la prodigalité des dollars, relève davantage d’un fantasme de fin de règne occidental.
Sous le regard arbitre de Sue, ouvrière québécoise, Ellen, universitaire bostonienne (Charlotte Rampling, d’une venimeuse lucidité), et Brenda, bourgeoise from Georgia révélée par un premier orgasme à 45 ans, se disputent les faveurs de Legba, Adonis des Caraïbes. Qu’elles se l’avouent, le récusent farouchement ou le découvrent progressivement, toutes trois font fi du sexe et visent la romance, l’amour. Mais cette quête ne peut être que ponctuelle, et surtout circonscrite à un environnement précis, la Petite Anse, hôtel de luxe et parenthèse enchantée. Que l’une décide de s’en extraire soldera la perte de toutes. Malmenant notre tentation de voir en Legba un ange exterminateur pasolinien, Cantet fait de Brenda l’élément qui mettra à mal le théorème.
S’il bénéficie d’un scénario splendidement architecturé, c’est bien par la mise en scène des corps et des regards qu’il fomente la perturbation. En témoigne la scène du bal où Brenda, en proie à un début de transe vaudoue, est littéralement remise à sa place par les locaux. Cette position impossible à tenir (en écho du « Elle est où ta place ? » de Ressources humaines résonne le « Qu’est-ce que je fais là ? » final de Rampling) est la grande affaire du cinéma de Cantet, l’un des plus dépressifs qui soit.
Si Ellen déclare qu’il suffit qu’elle « arrive ici pour se sentir chez elle », si Sue affirme s’y sentir « libre comme un papillon », l’insecte finit toujours par se cogner et s’abîmer contre les vitres qui l’enserrent. Dans Vers le sud beau titre , c’est moins la destination ensoleillée qu’il faut décrypter que la préposition symptomatique de son inatteignable proximité. Remarquable et glaçant, à l’aune des opus précédents du cinéaste.
Bertrand Loutte