Depuis quinze ans, le Français Invader égaie les murs des villes du monde entier de ses mosaïques pop inspirées de jeux vidéo vintage. Le héros est de retour à Paris.
« La honteuse lâcheté de nos moeurs nous empêche de lever les yeux pour admirer le sublime… », écrivait Fénelon. On subit ainsi la ville, n’en connaissant que ses pas sur le trottoir. On a pourtant, depuis le milieu des années 90, une bonne raison de relever la tête : de Paris à Katmandou, les envahisseurs ont débarqué parmi nous. Ces mosaïques de personnages préhistoriques du jeu vidéo, imposées aux murs comme autant de bornes d’un jeu de piste infini, sont l’oeuvre mais aussi le labeur d’un Parisien nommé Invader.
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A Paris, il a atteint cette semaine le seuil des mille mosaïques, connaissant pour chacune l’emplacement comme la difficulté de pose. Pour chaque invasion, il s’attribue des points, suivant des critères complexes d’audace, de hauteur, de risque… Ses interventions joyeuses offrent au regard enfin relevé des clins d’oeil colorés, une complicité, voire une intimité avec la ville.
« Même si ce n’est pas mon moteur, j’aime égayer les villes, avec ce côté pop qui contraste avec un côté plus sombre. »
Accueilli en héros dans les galeries et musées de Londres, New York ou Los Angeles, Invader bénéficie enfin d’une exposition dans la capitale.
Quand on le retrouve dans son fabuleux atelier, parmi des milliers de Rubik’s Cube et des carreaux de faïence de toutes tailles, couleurs et matières, il jubile en évoquant cette revanche sur le milieu de l’art parisien.
« C’est ma première grosse expo à Paris… L’art s’est vraiment déplacé. La France semble un peu à la ramasse aujourd’hui. Moi qui suis un noctambule pur et dur, je trouve Paris figé, un musée à ciel ouvert. Ça me désole, car je m’inscris vraiment dans la ville. C’est entre Paris et moi, cette histoire. »
C’est ainsi Paris qui, le premier, fut envahi avant des dizaines d’autres villes de la planète (et quatre mille mosaïques), dans une petite rue du quartier Bastille. Le premier acte d’un touche-à-tout encore à la recherche de son style, de son média, venu à l’art dès l’enfance.
« Un vrai choix, sans retour possible. Le premier invader que j’ai collé, c’est un accident, un projet parmi cent autres expérimentations… Je n’ai vu le potentiel que bien plus tard, en réalisant que par hasard j’avais collé un envahisseur. L’idée de l’invasion de l’espace a alors germé. »
Pour envahir les rues, il lui manque juste une identité, une aura, un mystère. Il découvre alors, émerveillé, la culture du street-art et ses codes opaques. « Je me suis un peu encanaillé. C’est l’effet Superman : je deviens un autre quand je suis Invader… Le masque, l’anonymat, ça vient de cette culture qui n’est pas la mienne à la base. Aujourd’hui, nous bénéficions tous du triomphe de Banksy. Même si je suis loin de son travail, nous formons une famille. Avant lui, nous n’étions que des vandales, des gueux. C’est devenu l’art de toute une génération. »
On voit justement le jeune Invader dans le documentaire Faites le mur de Banksy, filmé sans répit par Thierry Guetta, son alter ego de L. A. et star fabriquée par le film. C’est Invader qui a fait découvrir le street-art à Guetta en lui présentant même ses amis et pionniers du genre. Victime consentante de la machination de Banksy, Guetta est devenu Mr. Brainwash et l’une des stars les plus cotées du street-art – tout en restant un tocard. La crédulité de quelques gogos et galeristes à l’égard du très drôle Mr. Brainwash agace aujourd’hui dans le monde du street-art.
« Moi, quand je suis dans la rue, je fais tout pour ne pas me faire remarquer ; lui, c’est le contraire. Sa plus belle oeuvre d’art, c’est lui-même. Dans sa folie, sa liberté, il a toujours été un genre d’artiste. Il a vraiment filmé sur des milliers de cassettes tout le mouvement street-art. Il nous suivait tous, partout, tout le temps… Il est tellement énorme que beaucoup de gens, en voyant le film, ont cru à un personnage fictif. »
Quand on visite l’atelier de banlieue d’Invader, on reste sidéré par la façon dont il détourne non seulement les icônes (pochettes de disques, objets pop ou images de presse) mais aussi la technologie, domestiquée à des fins personnelles. Il a inventé des machines, des logiciels et des outils sidérants ou monstrueux (comme son moule à gaufre en forme d’invader).
Chaque matin, en arrivant à son studio-labo, Invader se livre à un rituel : mettre de la musique. La musique est chevillée à cet univers, à travers la cinquantaine de pochettes réalisées à partir de 225 Rubik’s Cube chacune. De Cure à Bérurier Noir, de Daft Punk à Barbara, des Smiths à Run-DMC, Invader rend ainsi depuis des années hommage aux pochettes d’albums qui ont nourri sa libido, son imaginaire, sa culture graphique.
« Je me suis formé avec la musique : c’est elle qui m’a donné envie de lire, m’a enseigné l’anglais, m’a imposé la fibre artistique… Je devais rendre hommage à ces pochettes achetées aux Puces. Je puise dans beaucoup de choses, mon enfance, les affiches de Mai 68, des logiciels comme Photoshop, qui m’a fait prendre conscience des pixels sur les images. D’ailleurs, mes premiers projets artistiques ont été consacrés aux virus informatiques. Un gros travail, qui consistait à virusser la ville, son système… Mais ça, il y a trop de risques à en parler. »
Il existe d’autres risques du métier : dégringoler de son échelle, être bloqué en douane ou se faire régulièrement alpaguer par la police. Invader se déplace pourtant discrètement : en veste jaune fluo, avec des cônes en plastique orange. « C’est encore le meilleur moyen de passer inaperçu : qui porterait du fluo pour une action illégale ? » Il s’est même fabriqué un vaste outil télescopique qui lui permet de poser, coller et même marteler ses pièces à des hauteurs inattaquables.
« Chaque pièce représente une aventure, de la tension, du travail », jure-t-il. Depuis que sa cote a flambé, des petits malins le suivent à distance et décollent ses oeuvres, immédiatement revendues pour des milliers de dollars sur eBay. On ne sait pas si ses mosaïques collées sur les gigantesques lettres « Hollywood », à Los Angeles, y sont encore. La police a débarqué en hélicoptère pour l’interpeller avant qu’il ait terminé.
« Contrairement à d’autres street-artists, je ne suis pas un bon cascadeur », s’amuse-t-il quand on évoque son avenir dans les rues. Mais la solution semble trouvée, avec une génération spontanée d’envahisseurs déjà au travail sur les murs du monde entier.
« C’est peut-être le moment de passer la main, car tout ça se déroule de façon spontanée, participative. Mais d’ici là, je vais éditer un livre pour expliquer la philosophie et surtout les techniques nécessaires à toute invasion. »
David Vincent avait donc raison. Les envahisseurs sont parmi nous, parfaitement intégrés – les voisins d’Invader pensent qu’il est carreleur.
J.D. Beauvallet
Exposition 1000, jusqu’au 2 juillet, La Générale, Paris XIe, www.space-invaders.com
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