Un premier film nu, frontal, cru, impitoyable, indifférent.
Pas plus de zone d’ombre que de logique dans cette vision radicale de la vie d’un couple de Mexicains ordinaires, marionnettes de la société industrielle.
SANGRE D’AMAT ESCALANTE
avec Cirilo Recio, Laura Saldaña, Claudia Orozco (1 h 30)
Le cinéma mexicain a toujours été excessif. Qu’on se souvienne de Buñuel, d’Emilio Fernandez, roi du mélodrame, des films de catcheurs vampires, puis d’Arturo Ripstein, continuateur de Buñuel. Les réalisateurs de la génération suivante, notamment Carlos Reygadas, qui a introduit dans le mélodrame à la Ripstein une contemplation religieuse inspirée de Tarkovski (cf. Japón), irritent beaucoup les ennemis de la pensée sauvage sa Bataille dans le ciel a été huée au dernier Festival de Cannes.
Même combat pour son ex-assistant, Amat Escalante, qui poursuit dans un registre encore plus naturaliste, dans Sangre, l’exploration de la psyché mexicaine ordinaire contaminée par les telenovelas. Absents au monde, ses héros atones, Diego et Blanca, vivent robotiquement au rythme de la télévision, qui accompagne leurs ébats sexuels comme leurs repas. Pas grand-chose d’autre à signaler en dehors de cette routine, qui va se dérégler quand Diego retrouve sa fille morte…
On dira que le cinéaste force le trait, substituant au Marcos bedonnant et libidineux de Bataille dans le ciel un Diego veule affligé d’un strabisme marqué. Pourtant, il ne semble pas y avoir ici l’intention de caricaturer quoi que ce soit. Simplement le plaisir de décrire, avec la plus grande frontalité, sans les accents religieux de Carlos Reygadas, des tranches de vie médiocres comme tout le monde en vit dans l’intimité. Par la même occasion, en poussant le dérèglement de cette banalité jusqu’à l’absurde, sur un mode totalement amoral, le cinéaste a le don de ne jamais s’en tenir à des schémas préétablis. Je défie quiconque de trouver une quelconque logique, un déroulement attendu dans la progression du récit. Le seul contre-exemple est une fausse piste, qui m’a induit en erreur pendant un bon moment : c’est le plan assez appuyé (point de vue subjectif de Diego) sur le postérieur d’une secrétaire au début du film. On en déduit automatiquement une pulsion, peut-être un futur adultère, mais (malgré la jalousie de sa femme, induite en erreur par une autre scène ambiguë) cela tourne court. La tragédie est ailleurs. Elle réside comme chez Arturo Ripstein dans le hasard et la fatalité.
On a dit qu’Amat Escalante faisait des plans « comme des cathédrales ». C’est exagéré et hors de propos. Le cinéaste filme très simplement. Il y a un souci plastique dans son travail mais rien de savant ni de formaliste. Il utilise le Scope pour cadrer les scènes de genre comme des natures mortes, sans les composer trop rigoureusement. S’il recourt rarement au panoramique et au zoom, et privilégie le statisme du plan, c’est pour souligner l’inertie et l’attentisme de ses personnages, réduits à leur existence fonctionnelle. Ils sont comme des émanations de l’univers industriel dans lequel ils évoluent (cf. leur alimentation, leur mobilier, et la télévision dont ils miment l’absurdité).
Dans le meilleur des cas, l’adoption du Scope, qui répond avant tout pour le cinéaste au désir d’inscrire dans l’image le divan où Diego et Blanca passent une bonne partie de leur vie domestique, a une vertu bressonnienne ; Escalante morcelle le réel et concentre la mise en scène sur les gestes et non sur les visages voir le gros plan sur la main de Diego tressautant au rythme de ses sanglots qui résume à lui seul sa détresse. Mais aucun déterminisme dans la réalisation. Escalante dirige le regard du spectateur sans se faire mousser sur le dos de ses personnages (pour aller vite : il ne fait pas de l’esthétisme avec la misère morale), ni juger leur comportement. Il accompagne leur dérive avec curiosité, sans conclure.
Tout le dernier tiers du film dénote un cheminement aussi complexe qu’erratique, dont on ne peut nier le caractère novateur. Pour une fois, un personnage de cinéma agit en étant déconnecté de sa propre réalité, de ses intérêts, de sa logique, et des clichés narratifs en vigueur. Après avoir vécu comme une machine, il se comporte de façon quasiment expérimentale. C’est l’enchaînement des détails de cette expérimentation qui fait de Sangre un spectacle inouï et inoubliable. Ça n’est ni drôle ni triste, ni horrible ni inhumain. C’est indéfinissable et surprenant. Et le cinéma doit surprendre, sinon…
Vincent Ostria
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