Comment Tim Burton, le cinéaste le plus inspiré d’Hollywood durant toutes les années 90, est devenu avec « Charlie et la chocolaterie » l’illustrateur sans allant de son propre imaginaire.
Il y a une scène primitive du cinéma de Tim Burton. Sa composition en est simple : un enfant s’évade du conformisme ambiant et s’invente une autre vie en regardant des séries B à la télévision. Des échos, plus ou moins diffractés, de cette scène biographique se retrouvent dans l’ensemble de sa filmographie. Mais ses meilleurs films sont sans doute ceux qui se tiennent au plus près de cette équation personnelle, qu’il s’agisse de son premier court métrage d’animation Vincent, « le petit garçon qui se prenait pour Vincent Price », ou, quelques années plus tard, de son inclassable chef-d’œuvre, Edward aux mains d’argent. L’idée de génie dans Edward… consistait à effacer la frontière de l’écran télévisuel pour organiser la confrontation directe entre l’Amérique pavillonnaire des années 60 et l’imaginaire gothique des productions Hammer. Au-dessus d’une banlieue paisible se détachait ainsi la silhouette inquiétante d’un mystérieux château où vivait reclus un adolescent marginal. De cette situation originelle découlait naturellement le reste de l’intrigue. Restait juste à savoir comment ce corps étranger, cinématographique, pouvait intégrer un temps la population « normale » avant d’en être impitoyablement rejeté.
Dans Charlie et la chocolaterie, un autre bâtiment domine de toute sa hauteur un nouveau village. Ce n’est plus, cependant, un château mystérieux mais une monstrueuse usine, hermétiquement close sur elle-même, comme une boîte de chocolats. Et, pour y pénétrer, Charlie, le jeune héros, ne doit pas s’échapper d’une anonyme maison-témoin mais quitter, à regret, une vieille bicoque à la Dickens, telle que les affectionne particulièrement le metteur en scène de Sleepy Hollow. Aussi proche soit-il, en apparence, d’un schéma habituel du réalisateur, le dernier film de Tim Burton en subvertit ainsi profondément le sens. Il ne s’agit plus de théâtraliser l’affrontement de la norme et de l’imaginaire, mais bien plutôt la dialectique contradictoire entre deux imaginaires d’un côté Charlie et la maison-cinéma, de l’autre Willy Wonka et l’usine à rêves, la fabrique industrielle des images, le repère de tous les artifices numériques, le grand flux audiovisuel.
Seconde adaptation cinématographique du best-seller de Roald Dahl, le film de Burton en respecte assez scrupuleusement l’intrigue et les rebondissements. Charlie, petit garçon pauvre, vit à côté d’une immense chocolaterie. Son maître d’œuvre, l’intriguant Willy Wonka, en a fermé les portes pour éviter que ses secrets de fabrication ne soient pillés par ses concurrents. L’usine continue pourtant de tourner sans qu’on n’en voie jamais sortir d’ouvriers. Un jour, après des années de silence, Wonka lance un grand jeu-concours : les enfants qui trouveront un des cinq tickets d’or, glissés dans les barres de chocolat maison, auront droit à une visite exceptionnelle de l’usine accompagnés par l’un de leurs parents. Sur cette base narrative, Charlie et la chocolaterie se divise en deux parties. D’abord la découverte progressive des différents gagnants. Chacun de ces petits monstres modernes représente un trait de la société de consommation : addiction aux jeux vidéo, boulimie, obsession de la compétition, velléité de tout posséder… Puis, la visite de l’usine par les heureux élus sous la houlette du propriétaire des lieux. Entre ces deux parties, le jeu de miroir est d’une symétrie parfaite. En effet, chacun des enfants incarne un défaut qui causera systématiquement sa perte et sa punition au sein de la chocolaterie. Dans l’ordre conservé de leur apparition successive, chacun activera ainsi, tour à tour, le mécanisme de sa propre condamnation. Seul l’impeccable (et insipide) Charlie parviendra au terme de l’épreuve en échappant à tout châtiment.
Ce principe sériel de récit est sans doute ce qui pénalise le plus lourdement Charlie et la chocolaterie. En effet, si la rencontre, après un long suspense, avec l’extravagant Willy Wonka (Johnny Depp, dans une de ses savantes compositions en cocktail, ajoutant à son modèle littéraire un zeste de Michael Jackson et une touche de batracien) et l’entrée dans l’antre paradisiaque de l’usine (avec arbres en guimauve, fleurs en sucettes et rivière de chocolat) comblent avec succès l’attente du spectateur, la nécessité de répéter, salle après salle, l’étonnement et le merveilleux finit rapidement par lasser.
Certes, Tim Burton a toujours le chic pour inventer d’un coup des situations folles. Ainsi cette séquence où des écureuils, spécialement entraînés pour faire le tri entre bonnes et mauvaises noix, appliquent scrupuleusement leur savoir-faire et toquent sur le crâne de la terrible Veruca Salt avant de la déclarer inapte à la consommation. Mais son inspiration s’épuise ici fatalement dans la commande à répétition.
Symptomatique de cette désertion, les ballets des Oompa-Loompa venant ponctuer, en chanson, chaque nouvelle disparition d’enfant. Pour mettre en scène ces petits travailleurs ramenés par Wonka d’un de ses voyages en Afrique, le réalisateur a décidé de cloner numériquement un seul acteur. Le résultat, tristement prévisible, est dénué du moindre intérêt plastique. Plus grave, Tim Burton ne mène aucune réflexion sérieuse sur ce que seraient un personnage et une fiction contemporains de ces nouvelles possibilités de représentation, comme l’avait fait par exemple Austin Powers 3 (comment repenser une fiction œdipienne à l’heure du clonage numérique) ou même George Lucas avec L’Attaque des clones.
Burton compose avec les nouvelles technologies, mais s’en méfie trop pour les intégrer pleinement dans son processus créatif et tirer d’elles de passionnantes déclinaisons esthétiques. Cette chocolaterie offrant à tous les étages et dans ses moindres recoins d’incessantes sucreries ressemble, en effet, d’un peu trop près aux huit mille chaînes de la télévision câblée. Et l’ascenseur de verre multidirectionnel, menant ses passagers d’un point à l’autre de l’usine, n’est qu’une grosse télécommande, à peine déguisée, permettant de zapper, en toute tranquillité, parmi la multitude innombrable des programmes offerts. Willy Wonka est lui ce programmateur fou, dont on ne sait s’il contrôle ou est contrôlé par sa chocolaterie géante, entre Luna Park et hydre télévisuelle. En dernier recours, lorsqu’il faut trancher et que tous les mauvais garnements/enfants de la télé moderne ont été corrigés pour avoir trop cru à des images, Burton en revient encore aux schémas œdipiens (l’enfance malheureuse de Wonka auprès d’un père dentiste lui interdisant toute sucrerie) et les vieilles mythologies personnelles le père est interprété par l’acteur mythique Christopher Lee (Dracula ; La Momie). C’est la mission secrète de Charlie : réconcilier le fils et le père. Redonner le goût de la famille c’est, bien entendu, renouer les liens défaits avec l’histoire du cinéma et délivrer in fine Willy Wonka de sa machine à sortilèges pour l’intégrer à la nostalgique bicoque familiale et gothique de Charlie.
Mais le réalisateur a beau redoubler les fétiches de son propre cinéma, le dispositif éclaté qu’il a mis en place excède de toutes parts son projet initial et la critique du Spectacle, avec ce dérisoire pastiche du 2001 de Kubrick rétréci dans un téléviseur, paraît bien naïve dans un film où les prétendus délires visuels peinent à se démarquer d’une publicité Orangina. Le vrai drame de Burton est sans doute que sa fantaisie la plus tordue a été depuis longtemps digérée par la télévision. Dès lors, les hybridations les plus loufoques et novatrices viennent plutôt de créateurs audiovisuels comme Myke Myers qui travaillent, sans surmoi auteuriste et sans plus de culpabilité, au cœur même de la grande chocolaterie des régimes audiovisuels modernes.
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