Abdennour Bidar, philosophe de l’islam, analyse le traitement médiatique et citoyen de l’affaire Mohamed Merah, tout en dessinant ses suites possibles. Ou comment penser l’après-Toulouse.
Sur les plateaux de télévision, plusieurs commentateurs ont évoqué, au sujet de Mohamed Merah, la notion de « self-islam » que vous avez conceptualisée. Ces analyses étaient pourtant assez éloignées de la définition que vous en donnez…
Abdennour Bidar – Il n’y a strictement aucun rapport. Mohamed Merah est un type qui a un attachement totalement pathologique à l’islam, alors que ce que je développe dans mes livres est aux antipodes : le « selfislam », c’est un islam du choix personnel, nourri par la réflexion, la raison. Avec Merah, on est à rebours de ça : c’est une appropriation sauvage de l’islam, par un esprit aux abois. C’est un islam irrationnel, qui sert d’exutoire à tout un ensemble de frustrations personnelles vécues par un individu qui fait face à de multiples échecs. J’ai depuis des années essayé d’imaginer un autre rapport à l’islam, en observant chez un certain nombre de musulmans des tentatives pour envisager leur foi différemment et en mettant des mots dessus – c’est le travail du philosophe. C’est ce que j’appelle l' »existentialisme musulman », qui s’oppose à l’autoritarisme religieux d’une part et au fanatisme d’autre part.
Dans le traditionalisme, il y a un fanatisme : on considère qu’il y a une vérité révélée quine se discute pas. Le fanatisme de Mohamed Merah c’est ça : il se met à accorder à ce qui vient de la tradition islamique une vérité absolue qu’il ne s’approprie pas, mais à laquelle il rajoute une couche de déséquilibre personnel. Ce que la tradition a sacralisé se diffuse parfois dans une sorte de sous-culture religieuse qui fait des ravages : certains musulmans ne connaissent pas leur tradition, ils ne l’ont reçue que dans un cercle familial ou social où elle n’est présente que dans sa forme la plus stéréotypée. En découle un bricolage religieux sur la base d’idées toutes faites. Ici, il s’agit d’un mauvais bricolage, du bricolage de l’ignorance, qui donne un truc complètement incohérent. Or bricoler, ça peut vouloir dire fabriquer soi-même de façon cohérente son propre système de pensée, sa propre vision du monde. Mais là, ça n’est pas le cas, c’est même l’inverse.
Que pensez-vous du traitement médiatique de l’affaire Merah ?
Le geste est tellement radical que la voix de ceux qui ont dit qu’il ne fallait pas faire l’amalgame a été entendue, pour l’instant. Je pense que les médias ont bien véhiculé le fait qu’il s’agissait d’un cas pathologique. Mais pour tout ce qui vient de l’islam, il y a dans la société française un fond d’inculture, de préjugés, qui n’a rien à voir avec la bonne volonté ou la sincérité des gens. Les journalistes peuvent avoir une bonne déontologie professionnelle, mais quand on ne sait rien, on ne sait rien… Il y a encore énormément d’ignorance vis-à-vis de l’islam : si l’on demande quels sont les cinq piliers de l’islam, je doute que nombreux soient ceux qui puissent répondre. Nous sommes un peu des générations sacrifiées de ce point de vue, qui subiront encore beaucoup ce climat d’incompréhensions, ça se réglera, mais pas en une décennie. Néanmoins, dans le cas de l’affaire Merah, je crois que les médias ont été meilleurs que d’habitude.
Après l’affaire Breivik, en Norvège (en juillet 2011, l’homme avait abattu 77 personnes, près d’Oslo), un débat national s’était engagé pour tenter de ressouder la communauté en dépassant le drame. Est-ce possible en France ?
Tout d’abord, il ne faut pas faire d’amalgame vis-à-vis de la religion musulmane et des gens de culture musulmane ici : on peut faire ce qu’on veut, mais on ne peut pas contrôler un type qui bascule dans la folie comme Merah. Ensuite, le deuxième amalgame à ne surtout pas faire, c’est celui qui consisterait à accuser en bloc la société française de tous les maux, en disant que c’est, encore, un problème de l’intégration.
Il faut saisir l’entre-deux : dire que nous sommes capables de prendre des distances sur les préjugés, et dire que nous sommes capables aussi de prendre une part de responsabilité collective dans ce qui s’est passé. Un événement ne survient jamais ex nihilo. Il a des racines sociales, culturelles, sur lesquelles il s’agit de s’interroger. Cet événement-ci donne notamment l’occasion de porter un regard critique sur une religion qui reste dogmatique, et qui doit faire son autocritique jusqu’à se repenser complètement, je le répète. Ce double amalgame doit céder la place à un double travail, qui est bien entendu souhaitable, et qui doit être réalisé par les dignitaires religieux, les politiques, les citoyens.
Les politiques vont-ils devoir faire preuve d’une dignité supplémentaire dans les débats qui s’annoncent ?
Oui, au-delà de la déclaration liminaire selon laquelle il ne faut pas céder aux raccourcis, je pense qu’il est tentant pour certains partis – je pense à la droite et à l’extrême droite – d’instrumentaliser un événement comme celui-ci, et sur deux plans au moins. D’abord pour développer un discours ultrasécuritaire, et ensuite pour revenir à la charge sur des questions comme l’immigration, l’identité française, sur la question de l’islam aussi. Il y aura une tentation, mais qui ne s’est pas encore fait jour car il faut que l’émotion passe. J’ai le sentiment qu’une deuxième phase risque de s’enclencher, et que le climat de la campagne va en être modifié. C’est une catastrophe, ça ramène au premier plan toutes ces questions qui sont du pain bénit pour la droite et l’extrême droite. Il va falloir être très vigilant.
Les réactions de la gauche ont été assez faibles, à quelques exceptions près – seul Jean-Luc Mélenchon a déclaré vouloir » protéger les musulmans de la vindicte ».
Je le déplore depuis des années. Quel discours pour la gauche sur l’islam en France ? On n’entend rien ! Je vais vous donner un exemple qui me choque particulièrement. Depuis une dizaine d’années, j’ai repéré dans la société française, du côté de l’islam, un certain nombre de tendances qu’on a pu regrouper sous la désignation globale d' »islam des Lumières » : des gens qui veulent avoir un rapport à leur foi plus éclairé, plus actuel, plus vivant. On rencontre par exemple une grande majorité de femmes d’origine musulmane qui ne veulent plus s’en tenir à la place qui leur était traditionnellement assignée, qui veulent sortir, faire des études, qui ne veulent pas être voilées. On trouve aussi beaucoup d’hommes qui ne veulent pas manger de viande halal, car c’est pour eux une prescription religieuse qui vient du passé et qui ne peut plus intervenir aujourd’hui. Ce que j’ai voulu montrer, c’est la volonté d’un ensemble de gens de s’émanciper du dogme. C’est de cela dont la gauche aurait dû se saisir, et montrer que l’islam c’est aussi des individus qui sont en train de réinventer totalement, ici dans la société française, leur rapport à la foi, et font preuve dans leur quotidien d’une conciliation active et pratique entre leur démarche spirituelle et la société environnante. Malheureusement, la gauche est restée quasi muette.
Je vous donne un autre exemple sur lequel elle devrait s’exprimer : la France est un des pays d’Europe dans lequel il y a le plus de mariages mixtes, c’est une parade imparable au discours de la droite, ça veut dire que la France, progressivement, est en train de devenir une société multiculturelle. La gauche aurait aussi dû surfer, à mon sens, sur l’image du printemps arabe, où l’on a vu des gens essayer de s’émanciper de plusieurs siècles d’immobilisme. Il faut que la gauche encourage cela, qu’elle mette en avant cet islam qui bouge, qui mute. C’est le moment.
Pierre Siankowski
derniers ouvrages parus L’Islam sans soumission (Albin Michel), Comment sortir de la religion ? (La Découverte)