2011 fut un cru exceptionnel pour le rap français, qui a parfaitement digéré la révolution numérique : 1995, Odezenne, Kacem Wapalek, le Klub des Loosers, portraits, vidéos et morceaux en exclu.
Lorsque l’on écoute Le Vrai Rap français, excellent résumé de l’année 2011 en cent cinquante titres compilés par un internaute sur Facebook, quelque chose saute aux oreilles : de L’Affaire à Virus, de Fixpen Sill à Gaïden ou Anton Serra et jusqu’à La Fronce ou Le Gouffre, 2011 a été le théâtre d’une résurgence créative inédite pour le rap français.
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Il y a encore peu de temps, un artiste devait d’abord passer par les labels et les radios avant que le public n’entende parler de lui. Seule option : être tendance. Ce système pervers a rendu le mainstream pénible et redondant tout en tuant dans l’œuf toute alternative. Mais au cours des années 2000, le développement d’internet a ouvert de nouvelles perspectives : conjugué à la multiplication d’outils de production accessibles, le développement des réseaux sociaux a permis aux artistes de passer outre les canaux traditionnels. 2011 a donc vu fleurir une variété inédite de flows, de thèmes, de vécus et de styles, librement exposés à la face d’un auditoire potentiellement infini. Entre l’ironie noircie de Virus ou de Wapalek, les lyrics rageurs de Hype et Sazamyzy ou les psychoses de l’inquiétant Gaïden, le public n’a plus qu’à faire son marché.
“L’alternative existait déjà il y a dix ans, mais elle était invisible, nuance William, un fan de rap français qui a fini par se lasser de la tendance lourde. T’avais un Rocé, un Sept, un Klub des Loosers, mais il fallait fouiner. Aujourd’hui, c’est du producteur au consommateur ; il y a de plus en plus de mecs qui diffusent, donc plus de chances de tomber sur un truc qui te parle.” Pour les Parisiens de 1995, inconnus il y a un an, le web a joué à plein : “On était connus dans le milieu rap mais le grand public s’est intéressé à nous quand on a commencé à poster des vidéos sur YouTube”, reconnaît Fonky Flav’.
Une fois évacué le besoin de se conformer à des standards, la fête bat son plein sur les réseaux, ouvrant la porte à des tas de propositions enthousiasmantes. Nouveaux langages ou nouvelles attitudes : toute l’imagerie du rap semble en mouvement. De la provenance sociale ou géographique des rappeurs en passant par leurs influences musicales ou les thèmes abordés, les stéréotypes s’effacent au fur et à mesure que le bûcheron normand, le daron de banlieue ou le branleur boulonnais racontent leur vie sur beats – admettons que les catastrophes sont légion dans cet univers où tout le monde veut faire “comme 1995”.
“On dit qu’internet a tué la musique, mais c’est à double tranchant, analyse Fonky Flav’. Pour de jeunes artistes, c’est surtout l’opportunité de partager un truc inconnu avec la planète entière.” Pour la seule année 2011, on dénombre ainsi pas moins d’une vingtaine d’albums ou ep de qualité diffusés gratuitement sur le net (Virus, Djunz, Fixpen Sill…). Un rap pour le style et le verbe plutôt que pour l’argent et la carrière : “Ces mecs sont des passionnés qui ne cherchent pas à vivre du rap, explique David Couque, fondateur de MPC Productions et organisateur des soirées Can I Kick It. Pour nos soirées, on a vu des mecs comme Nemir ou Moudjad poser des congés juste pour venir rapper, par pur kiff. Mais à un moment, la question de l’argent se reposera.”
Le plomb ne se transformera pas en or pour tout le monde mais les discours pessimistes ont fait long feu et 2012 affiche déjà un line-up effronté. A côté des poids lourds (Kery James, Sexion d’Assaut…), la racaille numérique prépare quelques bombes. Après 1995, Odezenne ou Klub des Loosers ou les contes perchés de l’empereur AlKpote qui viennent de tomber dans les bacs, on attend le futurisme décharné du nouveau C.Sen, la poésie cabossée de Kacem Wapalek, les versets tout en épaisseur de Guizmo (ancien Entourage) ou encore WorldRide, coup de massue du producteur Aelpéacha, qui revient de Los Angeles les bras chargés de featurings avec tout ce que la Californie compte de gangsters allumés. La France, l’autre pays du rap.
KACEM WALAPEK : LE POETE GRINCANT
Elevé dans des soirées hip-hop, des bars à slam ou des concerts de jazz, Kacem Wapalek est plus large que le rap lui-même. Repéré aux côtés de la Ménagerie ou d’Oster Lapwass, le Lyonnais creuse un verbe anguleux, une grammaire serrée qui n’offre sa poésie qu’après deux ou trois écoutes. “Je joue, j’écris, je raconte mais je mélange tout. Il faut écouter”, précise-t-il entre deux expulsions de rêves volubiles. Précisément, on ne sait pas bien si c’est du rap ou du théâtre, du cirque ou du cinéma.
En réalité, c’est plus simple. Kacem est ce genre de bonhomme qui s’émerveille de tout, de deux phonèmes qui s’emboîtent comme d’une chanson de Dylan qu’il défonce pour en faire un instru. “C’est ça le rap : sampler, capter, réutiliser. Mais c’est aussi le piège. Tu as des millions de possibilités et elles sont toutes valables. La musique est une liberté, et c’est là que c’est difficile.”
C’est pourquoi le lascar enregistre, réenregistre et n’en finit plus avec la mise en boîte de son premier album. Sur ces pistes inédites, le verbe grince, se planque off-beat, expulsant son et sens dans un même souffle. Le thème est commun mais l’interprétation donne plus, délivrée d’une voix forte et intelligible, stigmate d’une formation sur le tas dans des bars bruyants. A l’ouest des doctrines du rap français, le virtuose Kacem est la gifle et la leçon, la sensibilité à peine domptée, la poésie en gribouillis, le verbe brut et beau.
Vidéo exclusive
http://www.dailymotion.com/video/xpprzf
Production vidéo : Opium / P&c Only music
1995 : LES PROS DU DO IT YOURSELF
“On voulait juste kicker, faire un disque et le distribuer à la fin des concerts”, résume le rappeur Nekfeu lorsqu’on évoque les débuts de 1995.
Entre les battles, les concerts et une poignée de vidéos qui ont ravagé les réseaux et fourni le buzz, le premier ep de 1995, La Source, a mis le feu aux poudres dès juin 2011 : “Toutes les maisons de disques nous ont appelés, des tonnes de managers, des tourneurs à la pelle”, se souvient Fonky Flav’. Méfiant, le groupe choisit pourtant d’avancer seul, quitte à se manger quelques coups de plafond plutôt que de perdre le contrôle. Aujourd’hui, 1995 gère son avenir à 360° : concerts, distribution, produits dérivés. “Ca nous a permis de découvrir des travers qu’on n’imaginait même pas ; on est tombés dans quelques pièges, on a croisé pas mal d’escrocs mais on a beaucoup appris.”
Peu importe : au micro, un enthousiasme communicatif, un univers de branleurs 2.0 et des punchlines au kilo excitent l’Hexagone ; au terme de la tournée, le groupe blinde le Bataclan sans l’aide de personne. Mais la formule a des limites : “Au bout d’un moment, tu y passes ta vie ; distribuer un disque est un métier, organiser une tournée aussi.” Pour son second ep, le groupe délègue sa distribution à Universal et se rapproche d’un tourneur mais continue de rejeter toute signature : “Le disque a été produit via notre label, enregistré dans mon placard, mixé et mastérisé avec notre argent.” Cette professionnalisation sur le tas n’a pas entamé l’ambiance : le bien nommé La Suite cherche son équilibre dans une réalisation plus recherchée, des narrations plutôt que du freestyle pur, des chansons plutôt que des morceaux.
LA FRONCE : LE CREW QUI JOUE L’OUVERTURE
Entre les featurings en famille ou chez les autres, les cypher en pleine rue, les ep sur le web et les albums dans les bacs, ce collectif qui tient du gang autant que de l’école spirituelle envahit le rap d’ici avec un systématisme appuyé. Réuni autour de fortes personnalités comme Nemir, Entek, Starlion, Wilow Amsgood ou le duo Rimcash & Didaï, ce crew qui rassemble trois générations de kickeurs secoue le genre en y faisant entrer des influences neuves par centaines.
Vapeurs de dubstep, de deep-house ou d’electro, boom-bap futuriste et flows téléscopiques, les prises de position radicales de cette horde déforment la notion de rap français en regardant vers demain. Un rap habité d’obsessions neuves et d’une imagerie travaillée, le tout supervisé par le démiurge Grems.
http://www.youtube.com/watch?v=8muatBdhCuc
Exclusif : Grems 64 (prod. Son of Kick), extrait de la rétrospective de Grems, 1978 – 5713, dans les bacs le 7 avril. Téléchargement à cette adresse.
ODEZENNE : LES OUTSIDERS DECALES
“On ne chante pas, donc on se rapproche du rap, commente Al, l‘une des voix d’Odezenne. Mais nous n’avons pas le rap comme limite, le mot ne nous définit pas.” Si le rap a laissé des traces dans le groupe à travers de cinglants egotrips (Tu pu du cu) et un verbe racé qui fait chanter son côté sombre, la vaste culture musicale du clan a accouché d’autre chose : “Je n’ai jamais écouté de rap, explique Merlin, producteur. Al et Jaco m’ont fait découvrir des choses et on s’est peu à peu construit une identité en les mélangeant avec mes influences, Björk, Radiohead ou Flying Lotus.”
Après un premier album creusant une veine rap jazz pépère – beat smooth et boucles bien comme il faut –, le bien nommé OVNI (dont sort ces jours-ci une version augmentée) s’invente un univers singulier, fasciné par les puzzles de Shigeto ou Daedelus plutôt que par les tics de la production rap. Un cosmos massif et cohérent où le merveilleux côtoie l’inquiétant, où des samples de cartoon croisent des accordéons en larmes, où l’ingénue Alice de Lewis Carroll (en featuring sur Noob/Petit abricot – Odezenne Remix) se fait défoncer le cerveau par des démons électroniques. Mortel.
http://www.youtube.com/watch?v=rlDB-k90sW8
Vidéo exclusive :
http://www.youtube.com/watch?v=yqwZfW_q8Hc
KLUB DES LOOSERS : LE DUO SEMINAL
Ils sont de retour avec un deuxième album d’une beauté et d’une lucidité épatantes : La Fin de l’espèce. Huit ans qu’on n’avait pas eu de nouvelles du Klub, depuis ce premier disque fou et fondateur, Vive la vie, qui déposait sur la carte du hip-hop français un duo issu de la banlieue molle (Versailles plus précisément).
Fuzati y racontait ses déboires avec les filles, ses re-boire avec les garçons, les partiels et les soirées ratées. Aujourd’hui, bonjour les tracas trentenaires : le couple, les enfants, tout ça. Dans une suite splendide, Fuzati parvient à organiser la rencontre entre Houellebecq et le Wu-Tang Clan : dans le jargon journalistique hip-hop, on appelle déjà ça le “Wu-Ellebecq”.
(Pierre Siankowski)
http://www.youtube.com/watch?v=7Q27Xh5fSwg
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