Gilles Kepel, professeur spécialiste de l’islam et du monde arabe contemporain, revient sur la tuerie de Toulouse et sur ses conséquences. Dans son ouvrage « Quatre vingt-treize » publié en février, Kepel mettait déjà en garde contre la pénétration du salafisme dans les banlieues françaises.
Malgré la singularité de son parcours et de sa personnalité, Mohamed Merah engage-t-il la responsabilité collective de notre société ?
C’est la délinquance dans un premier temps puis la prison dans un second temps qui a fait de lui ce qu’il est. Il devait d’ailleurs être traduit en justice fin avril. Son parcours est vraiment celui de La désintégration de Philippe Faucon.
Mohamed Merah est-il une histoire française ?
Oui, ce drame a eu lieu lors du cinquantenaire des accords d’Evian entre la France et l’Algérie, ce n’est pas un hasard. Merah est un enfant de ce mariage malheureux. L’affaire de Toulouse est aussi un héritage de notre histoire coloniale. Mais c’est aussi une histoire du jihadisme de troisième génération, qui fait suite à la désintégration d’Al-Qaïda, et qui passe par le web 2.0.
Le passage par la case prison est-il devenu un classique de la réislamisation ?
Quand vous êtes en prison, vous êtes au plus bas. Certains prédicateurs vont les voir en leur disant que la France ne leur a pas donné leur chance, en les incitant à renier leur culpabilité. Au lieu d’expier leur faute, ils la suppriment en revendiquant une nouvelle identité. Cela vous pousse à rompre avec les mœurs et les coutumes de la société qui vous a rendu responsable de votre déchéance.
Le salafisme est-il en progression dans les banlieues ?
Dans les années 90, les populations de confession musulmane voyaient dans le terrorisme une menace contre le statut qu’elles avaient réussi à acquérir en dépit de la xénophobie. Elles avaient vocation à se construire dans ce pays. Tous les projets d’Al-Qaïda ont d’ailleurs été éventés grâce à ces populations. Aujourd’hui, je crois que la situation a changé. Sur le plan social, on voit dans ces quartiers populaires une persistance du chômage, un enfermement dans la marginalisation, cela crée une forme de rupture culturelle auquel le salafisme a donné un nouveau visage.
A quand remonte ce basculement ?
Il faut remonter à 2005. Les émeutes de banlieues sont la première expression massive de l’ébranlement du grand roman national de l’intégration. La revendication salafiste n’a pas cessé de progresser depuis. On voit parvenir à l’âge adulte des jeunes éduqués par l’école française, qui ne sont plus sensible à l’islam frustre et qui trouvent dans le salafisme un avenir dans la rupture avec les valeurs de la société française.
Combien de salafistes sont présents sur notre territoire ?
Ces salafistes français sont quelques milliers sur notre territoire. La majorité est non violente, mais il existe un groupe, les salafistes djihadistes, qui a décidé de passer à l’action violente, en passant par une formation en Afghanistan. On quitte la France pour vivre dans une société qui bénéficie d’un « islam pur » à l’abri de l’influence française. Lorsque des jeunes vont dans des camps en Afghanistan, ils sont formatés et endoctrinés par des imams salafistes. On leur inculque le fait qu’ils ne sont plus Français, mais combattants d’un islam radical.
Comment pratiquent-ils leur religion en France ?
Le salafisme passe par l’ordinateur, par l’obéissance stricte à tous les oulémas (théologiens de l’islam, ndlr) d’Arabie saoudite. Ça leur donne le sentiment de regagner une structure sur le plan de l’identité, en indiquant une voie stricte qui leur permet de se considérer comme une élite pure et sincère, à rebours de la façon dont la société les considérait. Ils se voient comme la crème de la communauté musulmane, très supérieurs aux impies.
Mohamed Merah sortait avec des filles, faisait la fête et des rodéos en voiture. Est-ce compatible avec la voie djihadiste qu’il a choisie ?
Dans la logique du djihad, la dissimulation fait partie des armes pour tromper les ennemis. Les membres du 11-Septembre se rasaient la barbe. Il y en avait même un qui avait une petite amie, un autre qui allait en boîte de nuit. La fin justifie les moyens.
Les exécutions de musulmans puis de juifs perpétrées par Mohamed Merah obéissent-ils à une rationalité djihadiste ?
Abou Moussab al Souri, récemment libéré de prison par Bachar al Assad, prône des actions par des cellules dispersées dans les pays occidentaux contre les « mauvais musulmans ». Il est favorable à un djihad de proximité destiné à faire le plus de ravages chez les impies par des actes de violence. Il faut purger la communauté des « mauvais éléments » et gagner des adeptes en tuant des ennemis symboliques de l’islam.
Sur Facebook, on voit se multiplier les pages excusant le comportement de Mohamed Merah accompagnées de commentaires antisémites.
En tuant des juifs, Mohamed Merah a voulu créer par capillarité des possibilités d’identification pour sa communauté. Il a gagné des soutiens à son action en se présentant comme défenseur de l’islam, attaqué en Palestine. Dans les quartiers, il y a une fascination/répulsion pour le modèle juif. Fascination car ils ont le sentiment qu’ils contrôlent tout et qu’ils sont bien organisés. Répulsion en raison notamment du conflit israélo-palestinien. L’exacerbation du modèle halal est d’ailleurs une copie du modèle casher juif.
Une marche en hommage à Mohamed Merah a été organisée ce week-end dans son quartier d’enfance des Izards. Comment peut-on la comprendre ?
Lors de la mort de Khaled Kelkal en 1995, une petite minorité de la population d’origine nord africaine éprouvait une forme d’admiration pour lui et un dégoût pour la façon dont il avait été abattu par la police. Mais ce n’est pas pour autant que cette frange a basculé dans le djihadisme. Khaled Kelkal a malgré tout été enterré « comme l’un d’entre eux ». Quel que soit ce qu’il a fait, c’est quand même un musulman pour la communauté. On retrouve le même phénomène pour Merah.
Avec ce drame, nous entendons beaucoup parler de sécurité. Pourtant, la question des banlieues continue d’être absente des débats.
La question sécuritaire sera certes importante dans la campagne, mais elle finira par être relativisée. La banlieue qui était occultée par les uns et hystérisée par les autres va redevenir un enjeu.
Recueilli par David Doucet
A lire : Quatre-vingt-treize (Gallimard, Hors série connaissance), 336 p., 21 euros.
A voir: le récit en images des 32 heures de siège