Entre quartier populaire et nouvelles constructions, l’errance lisboète, poétique et picturale, d’un homme abandonné.
En avant jeunesse, comme Ossos ou Dans la chambre de Vanda – dont il constitue en quelque sorte la suite –, a pour décor (naturel) la banlieue du nord-ouest de Lisbonne. Le film s’attache cette fois-ci aux pas de Ventura, un homme aux cheveux grisonnants originaire du Cap-Vert – soit le travailleur immigré type au Portugal. Sa femme, un soir de colère, vient de le quitter après avoir jeté tous ses meubles par la fenêtre et l’avoir blessé avec un couteau. Pendant l’essentiel du film, hormis une visite à l’un de ses cousins, gardien au musée Gulbenkian, Ventura va errer dans un nouveau quartier en construction, où l’on reloge les pauvres qui vivaient auparavant dans les ruelles alambiquées et les taudis du quartier de Fontainhas, tous ces lieux qu’on avait vu disparaître peu à peu, sous les coups arbitraires des grues, dans Dans la chambre de Vanda.
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Ventura va rendre visite à des proches, ceux qu’il appelle ses “enfants”. Il va revoir Vanda, qui a eu un enfant, qui est sous méthadone, et qu’on a plaisir à retrouver. Parfois, il redit, pour ne pas l’oublier, le poème qu’il dira à sa femme quand elle reviendra. Ce texte déchirant – qui commence par ces mots : “Mon amour, nos retrouvailles embelliront notre vie pour au moins trente ans” – a été inspiré à Costa par la dernière lettre de Robert Desnos à son épouse Youki, écrite en 1944 lors de son incarcération à Compiègne avant sa déportation vers l’Allemagne (il mourra à Terezín, en Tchécoslovaquie). Ce chant d’amour et d’espérance rythme le film à intermèdes réguliers, et constitue, en un contraste saisissant et poignant, le seul contrepoint lumineux à la tristesse de Ventura, à son errance dans ce pays qui ne lui a apporté que souffrance.
Pedro Costa filme tout cela avec une rigueur et une radicalité qui lui sont habituelles : de longs plans statiques qui fixent les personnages au centre de l’écran, en légère contre-plongée et en courte focale. Et puis parfois des plans sombres, dans la nuit, qui jouent de la réverbération de la lumière sur la peau brillante de Ventura, et la lumière du soleil à travers les voilages qui tapisse la chambre de Vanda quand elle regarde la télévision en racontant le cours de sa vie à Ventura, vautré sur le lit. C’est de cette manière de filmer, très picturale – attentive aux lignes de fuite, cherchant toujours à briser les perspectives sans jamais avoir recours à des trucages –, un style qui recherche sans cesse le bon angle (Pedro Costa place souvent ses personnages devant un coin de pièce en laissant apparaître une partie du plafond, comme s’il tendait à les inscrire dans une petite niche, au cœur d’un chapiteau gothique), que naît la beauté du film.
En avant jeunesse transforme en icônes vivantes et parlantes des gens de peu, les élève au-dessus du sol pour les rapprocher de la lumière, comme s’il n’existait pas d’autre moyen au monde pour empêcher qu’on se débarrasse d’eux un peu trop facilement, qu’on les oublie trop vite. On reproche parfois à Pedro Costa un certain voyeurisme, de se complaire dans la vision d’êtres souffrants (démunis, drogués, etc.), mais cette accusation ne tient pas debout. C’est en peintre politique que Pedro Costa les filme, sans artifice, sans chercher ni à les embellir, ni à les enlaidir, mais tout juste à saisir leur humanité dans toute sa nudité, sa vérité, sa véracité.
Tout ce qui est humain bouge même s’il paraît fixe, dans ces décors aux murs de guingois (qu’il s’agisse des cabanons ou des appartements modernes mal construits où l’on veut reloger Ventura), rien n’est stable malgré l’apathie apparente : les êtres, les cœurs, leurs sentiments, leur esprit bougent encore. Avec ses lignes de fuite qui glorifient les personnages, ses cieux trop noirs qui surplombent des immeubles trop blancs, ce réalisme dans la pose, cette attention à l’humain et la disparition de toute idée de Dieu, Pedro Costa est peut-être, finalement, le seul cinéaste renaissant ayant jamais existé.
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