Dans son essai “Le Mépris civilisé”, le philosophe Carlo Strenger fait d’un oxymore ambigu le cadre d’une réflexion éthique visant à retrouver l ‘esprit des Lumières contre les manifestations d’intolérance, religieuses et politiques.
Que peut-on opposer aux manifestations d’intolérance et de terreur dont nous sommes les témoins passifs ? A cette question engageant autant de ripostes possibles (sécuritaires, réflexives, diplomatiques, militaires, psychologiques…) à propos desquelles les intellectuels eux-mêmes se divisent, l’essai pamphlétaire de Carlo Strenger, Le Mépris civilisé, suggère une voie singulière, par-delà l’ambiguïté de son expression.
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En quoi le mépris peut-il être civilisé, à partir du moment où le principe même de civilisation, théorisé notamment par le sociologue Norbert Elias (La Civilisation des mœurs…), écarte l’horizon du mépris pour exister pleinement ? Le mépris n’est-il pas en lui-même l’indice d’un sacrifice civilisationnel ? Le dialogue, l’écoute, la volonté de comprendre, l’autocritique n’appartiennent-ils au corpus même de l’esprit des Lumières, c’est-à-dire d’un processus civilisationnel toujours en devenir ?
Mépriser sans haïr, ni déshumaniser
Pour ce philosophe suisse, professeur de psychologie à l’université de Tel-Aviv, auteur d’un précédent essai La Peur de l’insignifiance nous rend fous, le mépris reste étrangement une voie possible, à condition qu’on l’accompagne d’un garde-fou civilisationnel. Mépriser, oui, mais seulement des idées et des valeurs, et sans haïr ni déshumaniser. L’auteur définit ainsi ce mépris civilisé comme “une capacité à désapprouver des credos, des comportements et des valeurs, dès lors qu’ils nous apparaissent irrationnels, immoraux, incohérents ou inhumains”.
Ce mépris doit reposer selon lui sur des arguments fondés sur des connaissances scientifiques précises et exhaustives et doit en même temps se diriger contre des opinions, des credos ou des valeurs, jamais contre les individus qui les professent”. L’un des points clés de sa thèse tient à la critique des effets de ce qu’il appelle le “politiquement correct”. C’est-à-dire de cette idée, selon lui dominante depuis des décennies en Occident, selon laquelle il serait “défendu de critiquer les opinions et les cultures d’autrui, qu’il faudrait toujours les respecter”.
Les valeurs centrales des Lumières
“La critique de l’Occident a conduit à mon avis à une paralysie morale et intellectuelle de la gauche, mais aussi des partis modérés”, à rebours par exemple de la thèse d’Alain Badiou qui dans son dernier livre Notre mal vient de plus loin (Fayard) examine les responsabilités propres à l’Occident dans l’émergence du nihilisme contemporain.
Sans disqualifier l’islam en tant que tel, ou telle religion quelle qu’elle soit, Strenger ne vise que les formes extrémistes que prennent les croyances politiques ou mystiques. Le concept de mépris civilisé ne vise donc pas exclusivement l’islamisme contemporain ; il existe d’autres contextes et situations où l’exercice de la critique est mal accepté aujourd’hui.
De passage à Paris, Strenger nous expose ses mésaventures personnelles en Israël, où depuis des années il s’oppose violemment aux milieux religieux orthodoxes.
“Le mépris civilisé est une attitude très complexe qui a besoin de beaucoup d’entraînement. Je le pratique constamment en Israël comme homme de gauche ; j’ai grandi dans une famille juive orthodoxe ; je connais très bien la culture orthodoxe, je participe à de nombreux débats ; or, j’ai un mépris très profond à l’égard de ces juifs orthodoxes. J’apprécie certains d’entre eux comme êtres humains, mais cela ne m’empêche pas de les traiter de fascistes”, confie-t-il.
“Toute société moderne doit s’accommoder du fait que les religions sont une composante essentielle de la vie sociale” reconnaît-il. Pour autant, “toute la question est de savoir s’il est possible de tolérer des pratiques religieuses qui ne sont pas compatibles avec les valeurs centrales des Lumières”, précise-t-il. “Aujourd’hui, la religion est le sujet où le principe de tolérance semble avoir atteint ses limites. Toute la question est de savoir s’il est possible de tolérer des pratiques religieuses qui ne sont pas compatibles avec les valeurs centrales des Lumières, par exemple l’égalité de tous les individus devant la loi”. Strenger rappelle par exemple que l’affaire Rushdie nous a déjà appris que, “à trop ménager les susceptibilités religieuses, on courait un grand risque”.
Se battre pour des idées complexes
L’essentiel de la thèse de l’auteur dépasse donc le simple débat obsessionnel sur l’islamisme : elle touche autant les intégrismes juifs, catholiques ou les dérives extrémistes dans le champ politique. Sa démonstration tient à la défense d’un principe éthique et d’un type d’argumentation rhétorique : refuser, enfin, de “laisser dicter les termes de la politique et de la culture par les extrémistes”.
La montée des partis d’extrême droite en Europe confirme la crainte de Strenger. Pour lui, précisément, “la paralysie de la critique” a conduit les xénophobes et les réactionnaires à légitimer leur présence dans l’espace politique. “C’est de cela que j’ai peur. Plus que de l’islamisation de l’Europe, qui est une chimère. Je pense qu’il faut plus que jamais un entraînement civilisatoire permanent pour échapper à ces travers”.
Mais comment peut-on développer ce tropisme civilisationnel dialectiquement avec l’expression d’un mépris ? A quoi rattacher cet entraînement ? “A l’éducation, à la volonté de ne pas chercher des solutions simplistes, à la volonté de vouloir vraiment comprendre, de se battre pour des idées plus complexes”.
Et Strenger de rajouter : “la droite a un avantage ; elle mobilise les émotions les plus simples de la psyché, la haine et la peur. Or, on a besoin d’outils spirituels, intellectuels, pour ne pas être menés par eux”. C’est en quoi, contrairement au scepticisme initial devant cet oxymore troublant, on suit Strenger sur la nécessité d’un principe qui “doit être compris comme un expédient des Lumières inaccomplies et donc pensé dans ce cadre”.
Carlo Strenger, Le Mépris civilisé, traduit de l’allemand par Pierre Deshusses (Belfond, l’esprit d’ouverture, 174 p, 14 €)
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