« Cloverfield » régénère les vieux genres fatigués du film de monstre et du film catastrophe en les mettant à l’heure de la “youtubisation” du monde. L’opération marketing sur le net est réussie, le film aussi.
Le film catastrophe de l’année est né dans un magasin de jouets. En promo au Japon, en 2006, pour son Mission : impossible III, JJ Abrams, le producteur d’Alias et de Lost, cède aux caprices de son jeune fils, déjà nerd comme son père, qui veut s’acheter des figurines, histoire de la ramener dans les cours d’école de Los Angeles. Premier rayon : Godzilla. Deuxième rayon : Godzilla. Et ainsi de suite. “Je me suis rendu compte à quel point ce monstre né dans les années 50 était encore au centre de la culture du pays, a expliqué Abrams à Time Magazine. J’ai pensé qu’il nous fallait aussi, en Amérique, un monstre de cinéma mémorable. King Kong pourrait tenir ce rôle mais il n’a pas, dans l’imaginaire collectif, la fonction cathartique qu’a pu avoir Godzilla au Japon.”
Premier home-blockbuster
Le dinosaure radioactif s’était présenté sur les écrans nippons en 1954, moins d’une décennie après Enola Gay. Deux ans après le flash oriental de JJ Abrams, sept ans après les attentats du 11 Septembre, voici Cloverfield, où New York s’écroule sous les coups d’une créature marine mi-Alien, mi-monstre du Loch Ness. En quatre-vingt minutes sèches comme un coup de trique, nous assistons à la remise à zéro d’un genre qui traverse le cinéma depuis ses origines, et continue d’en donner le pouls. La réactualisation opérée s’exprime d’abord à travers une idée, simple mais radicale, que JJ Abrams relie à “la youtubisation du monde” : un film de monstre ne peut exister aujourd’hui que par le regard d’un anonyme décidant de “documenter” ce qui se passe sous ses yeux. Cloverfield se déroule donc exclusivement en caméra subjective, du point de vue d’un apprenti-cinéaste qui devient en même temps une apprenti-victime, autant dire nous tous, téléphones et minicaméras en main, prêts à appuyer sur “record” en cas de malheur.
Les années 80-90 furent celles de l’explosion du home-movie ; dans les années 2000, vivre une histoire d’amour ou une catastrophe provoque, indifféremment, une folle envie de les filmer. Le lieu de l’intimité s’est dilué et déplacé. De manière assez fine, et dans la grande tradition de la conceptualisation par Hollywood des mouvements esthétiques et techniques qui traversent la société, Cloverfield met en situation ce glissement du home-movie vers un ailleurs universel qui, à la fois, le dépasse et le magnifie. Les quinze minutes d’ouverture, captivantes, mêlent l’imaginaire banal de la vidéo amateur, celle qui n’intéresse que ses participants – ici, la captation un peu cheap d’une fête pour le départ à l’étranger d’un jeune cadre new-yorkais par son meilleur pote –, avec la construction d’un récit amoureux. Vient ensuite l’heure des premiers hurlements du monstre, des premières tours décapitées. Sans transition, les souvenirs télévisuels et documentaires du 11 Septembre (des images de CNN au film des frères Naudet) sont convoqués : une rue envahie de cendres, des hommes et femmes errant, hagards.
Cette perméabilité des régimes d’images et des conventions dramatiques a effrayé les patrons du studio Paramount lorsque JJ Abrams et le réalisateur Matt Reeves ont présenté leur projet. Elle est pourtant au cœur de la réussite de Cloverfield, véritable film-monstre ne cessant jamais d’avancer, dans une entropie qui lui donne ce goût inédit, cette tension particulière, née aussi bien du réalisme des situations que des fantasmes et des souvenirs qu’elles convoquent. “Ce qui m’intéressait était de faire exister sur le même plan une esthétique outrageuse venue de l’histoire du film de monstre, avec une forme de naturalisme”, dit Matt Reeves.
Les effets de terreur les plus familiers depuis La Chose d’un autre monde (de Christian Niby et Howard Hawks, 1951) se superposent ici aux grimaces en gros plan de garçons et de filles paniqués, dans la droite ligne du Blair Witch Project (1999). “Nous avons aussi étudié en détail des centaines de vidéos venues d’Irak, raconte JJ Abrams. La plupart sont vraiment horribles. Elles ont occupé notre esprit, car elles montrent comment les choses se passent réellement, au cœur de la terreur.” La suite d’épreuves imposées aux personnages dans les bas-fonds de New York, sorte de quête éperdue pour échapper à leur destin funeste, est directement empruntée à un genre majeur du jeu vidéo, le “survival horror”, dont Resident Evil constitue depuis douze ans le parangon. La gémellité de la position du spectateur et des personnages, assimilée dès les premiers instants de Cloverfield, abat les frontières entre les mondes virtuels du gaming et le récit cinématographique classique. Et le film frappe à l’estomac, comme un virus foudroyant.
Marketing viral
Cette infiltration irrémédiable a commencé bien avant le 18 janvier, date de sortie américaine de ce blockbuster quasi fauché (25 millions de dollars de budget, une paille à Hollywood). Au fondement du projet Cloverfield se trouve l’idée qu’un objet-film, clos sur lui-même le temps d’une projection, est aujourd’hui obsolète. La circulation l’été dernier sur internet, et dans les salles projetant Transformers, science-fiction de Michael Bay, d’un mystérieux teaser à contre-courant des pratiques habituelles de l’industrie (une minute quasi brute de pure terreur inexpliquée), a fait frissonner le monde entier. La propagation de rumeurs sur le net, associée à un sens aiguisé du secret sur la véritable nature du film, a quasiment provoqué l’hystérie.
Il y a deux ans, Des serpents dans l’avion, thriller de David R. Ellis, faisait figure de pionnier dans l’utilisation du marketing viral. Mais il avait pâti de sa surexposition virtuelle, ne rencontrant qu’un succès mitigé (c’était aussi un mauvais film). Le cas Cloverfield est différent. Au contraire de son aîné, le film n’apparaît pas comme une sorte de bonus à la traîne de toutes ses manifestations parallèles, mais comme la conclusion d’une histoire déjà commencée. Matt Reeves explique la naissance de cette stratégie : “Notre idée était de mettre nos images dans la tête des gens d’une façon originale, contemporaine. Paradoxalement, JJ et moi avons fait appel à nos souvenirs d’enfance.”
Nés en 1966, Reeves et Abrams se sont rencontrés en 1979 à Los Angeles, lors d’une projection de films 8 mm réalisés par des apprentis cinéastes. Avant d’imaginer le teaser de Cloverfield, ils se sont rappelés de cette époque où leur maître s’appelait Steven Spielberg : “Nous parlions de la bande-annonce de Rencontres du troisième type (1977), faite d’images tremblantes tirées d’un prétendu documentaire, avec la voix d’un narrateur évoquant de mystérieuses histoires d’extraterrestres. Son effet sur nos consciences de jeunes spectateurs avait été stupéfiant. Nous avons ensuite téléchargé sur internet des vidéos de soirées privées postées par des anonymes. Le teaser de Cloverfield représente la conjonction de ces deux inspirations.”
Le film d’abord
La prise de pouvoir sur Hollywood de cette bande de copains d’enfance, d’abord connus pour leurs séries télévisées (Reeves et Abrams ont créé ensemble Felicity en 1998, après quoi Abrams s’est fait un nom avec Alias et Lost), pouvait commencer. Le résultat a d’abord dépassé toutes les espérances, avec 46 millions de dollars de recettes sur le premier week-end, record historique pour un mois de janvier, avant une chute impressionnante de 68 % la semaine suivante, une fois l’effet de surprise ravalé.
Entre-temps, les golden boys avaient eu le temps d’en énerver plus d’un. La réaction de la critique américaine a été aussi virulente que le buzz autour du film avait été grand. Cinglant, Scott Foundas, de l’hebdomadaire LA Weekly, a ironiquement titré son article “Cloverfield est une horreur”, dénonçant la vacuité du film, et citant le (splendide) The Host (2006) du Coréen Bong Joon-ho comme contre-exemple d’un monster-movie intelligent et politiquement acéré. Manohla Dargis (New York Times) a balayé Cloverfield d’un revers de manche : “C’est un gimmick qui dure le temps d’un long métrage (…) Le manque de personnalité des héros n’est surpassé que par leur incommensurable stupidité.”
De la bêtise des personnages, qui ne font que se lancer dans la gueule du monstre, à celle du film, il n’y aurait donc qu’un pas, que l’on ne franchira pas. Si Cloverfield n’est pas la grande parabole politique que certains peuvent attendre sur les méandres d’un monde terrorisé, si le film n’évoque à aucun moment la question de la provenance de l’attaque qui détruit New York, c’est précisément en mettant de côté toute altérité qu’il impressionne.
Recroquevillé sur le point de vue de ses personnages dépassés, le film raconte une Amérique contemporaine dérangée dans son confort, et incapable de réagir autrement qu’en faisant appel à des schémas éculés (héroïsme + sentiments + gros fusils). L’intervention de l’armée est pathétique. La possibilité d’une communauté solidaire se trouve proprement éradiquée, quand les participants à la fête qui ouvre le film s’éparpillent en quelques minutes dès l’arrivée du monstre. Nous suivons alors un petit groupe aux intentions peu concordantes, et un héros qui convainc ses compagnons d’infortune d’aller sauver celle qu’il aime à l’autre bout de la ville. L’échec se trouve au bout du chemin, amendé in extremis par une déclaration d’amour sous les bombes – le seul raté du film, qui ne parvient pas à tenir son fil sentimental pour atteindre au lyrisme qu’il recherche en dernière instance. Les personnages de Cloverfield n’auront finalement réussi qu’une seule chose parmi toutes celles qu’ils auront entreprises : un film. Incorrigibles Américains.