[L’acteur est mort lundi 9 mars à l’âge de 90 ans. Nous le rencontrions en 2012 à l’occasion de la sortie de « Extrêmement fort et incroyablement près »] Il reste l’acteur fétiche de Bergman mais Max von Sydow est aussi le second rôle essentiel de centaines de films américains, de « L’Exorciste » à « Shutter Island ». Parcours d’une vie qui se confond avec soixante ans d’histoire du cinéma.
Existe-t-il un autre humain qui a serré la main d’Ingmar Bergman et celle de Leonardo DiCaprio ? Tourné à la fois avec Arnold Schwarzenegger et Sylvester Stallone, Catherine Deneuve et Tom Cruise, Orson Welles, David Lynch et Woody Allen, John Wayne et Léa Seydoux, incarné Jésus, pourchassé James Bond, combattu le Diable et joué aux échecs avec la Mort ? Non, bien sûr. Max von Sydow est le seul et sa filmographie est unique. Parce que dans un premier temps, elle est entièrement chevillée à l’un des plus grands créateurs de cinéma du XXe siècle – Ingmar Bergman, douze films de 1956 à 1971. Puis qu’ensuite elle se dissémine, n’en finit pas de se déployer dans l’espace et le temps. Génial polyglotte, Max von Sydow a tourné en quatre langues avec les noms les plus prestigieux de quatre cinématographies (Suède, Etats-Unis, France, Italie).
Une grande plénitude artistique
Octogénaire robuste, il entame sa septième décennie d’activité – et son dernier film, le mélo Extrêmement fort et incroyablement près de Stephen Daldry lui a même permis de décrocher une citation à la dernière cérémonie des oscars.
Cette vie d’une grande plénitude artistique, il l’évoque avec une certaine placidité et beaucoup de modestie. A la veille de ses 83 ans, il garde le port altier, croise ses jambes avec élégance, porte un beau pull gris à col rond. Son visage tout oblong, à la beauté si bizarre dans Le Septième Sceau ou La Source, a acquis avec l’âge quelque chose d’harmonieux et de souverain. On le convie à remonter le temps, il s’y prête avec courtoisie.
Max von Sydow est né dans une petite ville du sud de la Suède en 1929. Ses parents appartenaient à la bourgeoisie intellectuelle et n’avaient pas d’intérêt particulier pour le monde du spectacle.
« Il n’y avait aucun théâtre à Lund lorsque j’étais enfant. Il y avait en revanche un cinéma mais mes parents ne m’y emmenaient jamais. »
Son père était universitaire, ses recherches portaient sur le folklore populaire scandinave. « Il avait déjà 50 ans lorsque je suis né. Et donc 60 quand j’avais 10 ans. Nous n’avons jamais joué au football ensemble, notre relation passait surtout par la formation intellectuelle. Il connaissait très bien la nature, savait tout sur les animaux, m’enseignait des tas de choses fascinantes pour un enfant sur la flore, la faune… »
La fascination pour le métier de comédien vient donc plus tard, à l’adolescence. Lorsqu’il a 14 ans, son école l’emmène au théâtre dans une ville voisine. Il découvre Le Songe d’une nuit d’été et ne s’en remet pas. Il décide de créer une troupe de théâtre avec quelques camarades d’école, s’immerge dans le répertoire de la scène scandinave. L’idée de devenir comédien prend forme. Après le bac, malgré la méfiance de ses parents, il passe le concours d’entrée à la grande école nationale du Théâtre royal de Stockholm et, à sa grande surprise, il est reçu.
Dans l’immédiate après-guerre, le cinéma suédois connaît une soudaine audience internationale. Ingmar Bergman commence à construire une oeuvre qui n’obtiendra qu’un peu plus tard une large reconnaissance. Elle n’a dansé qu’un seul été d’Arne Mattsson, 1951, (qui ressort en salle la semaine prochaine) fait frétiller les cinéphiles planétaires de son érotisme nordique à base de jeunes filles aux seins nus (quasi une première) dans les champs. Alf Sjöberg, le doyen, multiplie les Grands Prix à Cannes, dont un avec Mademoiselle Julie (d’après Strindberg) dans lequel débute Max von Sydow.
« Oui, c’était une période d’intense créativité. J’étais très jeune, très flatté qu’un maître comme Sjöberg m’engage pour son film. Nous avons fait aussi du théâtre ensemble. »
L’actrice principale du film, Anita Björk, était la compagne de Stig Dagerman, immense écrivain suédois qui se suicide en 1954, laissant une oeuvre intense (Ennuis de noces, Notre besoin de consolation est impossible à rassasier…). « J’ai un peu connu Stig Dagerman. Je l’ai croisé quelques fois avec Anita. Je sais que son oeuvre est maintenant publiée et assez connue en France et je l’ai toujours tenu pour un immense écrivain. »
La rencontre décisive
Vient alors la rencontre décisive. Bergman suit les activités de la troupe à laquelle Max appartient et finit par lui proposer de venir se produire dans son théâtre. Rapidement, il lui fait lire le scénario du Septième Sceau. Le sang-froid avec lequel, chevalier médiéval, il défie la Mort le temps d’une partie d’échecs sur une plage rend sa blondeur de feu et ses traits taillés à la faux familiers du jour au lendemain.
« On me demande souvent quel est mon Bergman préféré et je suis incapable de répondre. Le Septième Sceau a beaucoup compté parce que c’était le premier et ce fut un choc. Je n’avais jamais participé aussi émotivement à l’oeuvre d’un metteur en scène. Mais peu à peu, j’ai cessé de considérer chaque film comme une aventure séparée. Les douze films que nous avons tournés ensemble, toutes les pièces que nous montions entre les films, constituent pour moi désormais une seule oeuvre, la plus importante artistiquement et spirituellement à laquelle j’ai contribué. Ma gratitude pour lui est sans limite. »
Pour Bergman, Max von Sydow devient une sorte de double. Mari de fiction de son épouse Liv Ullmann, artiste en proie à des tourments sans fin (L’Heure du loup), religieux qui a perdu la foi (Les Communiants), il porte à l’écran toute l’angoisse métaphysique du cinéaste. « Oui, je crois qu’il y avait entre nous quelque chose de cet ordre. Il se projetait en moi. Cela venait sans doute d’une certaine identité de nos éducations. Nous étions issus tous les deux de la bourgeoisie protestante ; son père était pasteur, le mien passionné par l’histoire de la religion ; on se comprenait. »
Cette relation professionnelle fusionnelle se prolonge aussi en amitié. « Nous sommes devenus assez vite très proches. Dans la vie, c’était un homme très amusant. Ses émotions étaient violentes, mais cette violence ne se prolongeait pas du tout dans le travail. Il se montrait attentif, délicat, il était très fort pour communiquer son enthousiasme, fédérer un groupe autour d’un projet artistique d’une très grande exigence. »
Pourtant après 1971, Max von Sydow disparaît des films de Bergman. Alors que dans les oeuvres tardives tous les grands interprètes reviennent (Harriet Andersson, Liv Ullmann, Erland Josephson), lui non.
« Pourtant nous sommes restés proches, nous nous parlions très régulièrement. Mais j’avais quitté la Suède. Je l’ai néanmoins retrouvé pour des films tournés à partir de ses scénarios, comme Les Meilleures Intentions de Bille August, dans lequel j’incarnais son grand-père, ou Entretiens privés de Liv Ullmann, où je jouais un personnage inspiré d’un de ses oncles dont il me parlait souvent parce qu’il a beaucoup compté pour lui. »
Si Max von Sydow n’est plus en Suède, c’est qu’il tourne aux quatre coins du monde. Et en premier lieu à Hollywood. Dès la fin des années 60, alors qu’il joue encore dans tous les Bergman, il incarne Jésus dans une superproduction de George Stevens (La Plus Grande Histoire jamais contée), joue un militaire russe dans La Lettre du Kremlin de John Huston. Mais c’est l’immense succès populaire de L’Exorciste de William Friedkin qui fait connaître son visage hors des cercles cinéphiles. Après avoir joué aux échecs contre la Mort, il enfile désormais la robe de prêtre pour affronter le Diable sous les traits d’une enfant en transe.
« C’était une expérience très amusante, L’Exorciste. Même si le tournage a été assez dur. Il était prévu sur trois mois et en a duré neuf. Friedkin voulait par exemple que dans les scènes finales d’exorcisme, il fasse si froid que de la buée sorte de nos bouches en permanence. On commençait très tôt le matin. Mais au bout d’une demi-heure, les projecteurs réchauffaient la pièce et on arrêtait tout jusqu’à ce que la température chute à nouveau. Friedkin était par ailleurs un cinéaste assez dur, violent avec les comédiens sauf avec la petite fille, Linda Blair, qu’il protégeait beaucoup. »
Le succès du film fait de lui un des seconds rôles les plus prisés du cinéma américain, souvent pour des rôles de méchant.
« Je crois que c’est tout simplement à cause de mon accent. Avoir un accent aux Etats-Unis paraît toujours un peu suspect, un peu machiavélique. »
Un désir pour le cinéma resté intact
Dans le thriller seventies Les Trois Jours du Condor, il est un tueur à gages sur les traces de Robert Redford. « J’adore ce film. J’interprétais avant tout un grand professionnel, un homme qui abat les autres sans cruauté, simplement parce qu’il fait bien son métier. » De cette galerie d’assassins, il retient aussi le vieux responsable de la brigade du pré-crime dans Minority Report : « J’ai adoré Steven Spielberg. C’est un homme charmant mais travaillé par des idées très noires. Il est torturé en profondeur mais il le masque par un professionnalisme sans faille. »
Il évoque aussi l’intelligence de Leonardo DiCaprio (Shutter Island), la discrétion de Woody Allen (qui sur Hannah et ses soeurs a presque réussi à ne pas l’interroger sur son idole Bergman), Lars von Trier (Sydow est l’envoûtante voix qui hypnotise le spectateur au début d’Europa), Lynch (« Dune a été une expérience très dure pour lui. Il était très malheureux. Il a tourné des choses sublimes et le montage final lui a échappé. J’étais vraiment triste pour lui. »), Wenders (Jusqu’au bout du monde), Schwarzenegger (Conan le Barbare), Ridley Scott (Robin des bois)…
« Bien sûr, je n’ai pas connu d’expériences artistiques aussi absolues que celle partagée avec Bergman. Mais j’ai fait de belles rencontres. Pas seulement aux Etats-Unis. J’aime aussi beaucoup les films que j’ai tournés en Italie : Cadavres exquis de Rosi, Le Désert des Tartares de Zurlini… Je n’ai hélas pas assez tourné en France. Mais récemment, j’ai beaucoup aimé jouer le père de Mathieu Amalric dans Le Scaphandre et le Papillon. »
Aujourd’hui, il affirme que son désir pour le cinéma est intact, qu’il est toujours à l’affût de nouvelles rencontres. Il rêve de tourner avec Pedro Almodóvar et les frères Coen. On lui demande s’il admire aussi des cinéastes français contemporains. « Oui, bien sûr. Il y en a plus d’un avec qui je serais flatté de tourner. Mais je ne vous dirai pas lesquels. Ça paraîtrait une sollicitation et je préfère attendre en espérant qu’ils pensent à moi », conclut-il avec un sourire matois.
Jean-Marc Lalanne
Lire la critique d’Extrêmement fort et incroyablement près de Stephen Daldry.