Libanaise de France, Danielle Arbid retourne sur les lieux de sa culture pour mieux s’y perdre. Une belle médiatation sur la mémoire.
Pour qui est perdu l’homme filmé par Danielle Arbid ? Pour sa femme ? Ses proches ? Pour son pays ? L’homme est-il perdu ou s’est-il perdu volontairement ? Et au fait, il n’y aurait pas plutôt deux hommes dans le film ? Ou peut-être ces deux hommes n’en sont-ils qu’un seul ? La perte est-elle une douleur ou une aspiration ? Voilà la pluralité non exhaustive d’interrogations suscitées par le beau film de Danielle Arbid. Un photographe français (Melvil Poupaud) baroudant dans les pays du Moyen-Orient (Syrie, Jordanie, Liban…), à la recherche d’aventure, de sujets photographiques, de frissons érotiques et surtout de lui-même, fait la rencontre d’un Libanais qui a perdu la mémoire (Alexander Siddig, sorte de mix d’Omar Sharif et de Bruno Ganz). Ils vont faire un bout de route ensemble, le Français cherchant à décrypter le mystérieux passé de son compagnon (ensemble, ils font penser au Nicholson de Profession : reporter). Libanaise chassée par la guerre civile et vivant en France depuis une vingtaine d’années, Danielle Arbid explore ici son rapport de plus en plus distant, exilé et troué à son pays d’origine. Elle s’est inspirée des films d’Antonioni, des livres de William T. Vollmann et du travail du photographe Antoine D’Agata, notamment d’un reportage que ce dernier avait publié dans Libération sur les nuits blanches de Beyrouth. Ses deux personnages sont assez opaques : difficultés à communiquer entre eux à cause de la langue, amnésie de l’un, motivations peu explicites de l’autre. Ils sont même à la limite de l’antipathie pour le spectateur, ce qui en soi n’est pas forcément un défaut, car on ne voit pas pourquoi un personnage de film devrait obligatoirement être souriant et ouvert : mais quand on voit la brutalité laconique avec laquelle le photographe met en scène les jolies femmes qu’il shoote et avec qui il couche (moyennant finance), on ne peut s’empêcher d’y déceler un soupçon dérangeant de machisme et de colonialisme. Qu’une cinéaste franco-libanaise adopte le point de vue d’un homme français qui traverse les pays arabes comme un terrain de chasse exotique propice à assouvir ses fantasmes sexuels et artistiques est le paradoxe le plus fécond du film et exprime de façon forte à quel point Danielle Arbid se sent peut-être aujourd’hui étrangère à sa terre natale, exilée de l’intérieur.
La ténuité du scénario et l’opacité des protagonistes sont aussi un prétexte pour la cinéaste, son véhicule pour retourner explorer le lieu de son enfance en voyageuse méditative, d’éprouver ce qu’il en reste en elle, et d’en ramener de beaux instantanés : un champ de maïs à la frontière syrienne, un hôtel qui refuse de louer une chambre à deux hommes, la vie nocturne d’Aman… Il y a aussi de très belles et suggestives scènes de sexe, du genre qu’on ne voit pas souvent dans le cinéma arabe contemporain – l’une des splendides actrices du film, Yasmine Lafitte, est paraît-il pensionnaire de l’écurie Marc Dorcel. Si le film ne convainc pas toujours du point de vue scénaristique ou dans son articulation entre perte métaphysique et perte réelle, amnésie concrète et amnésie symbolique, si la cinéaste est allée chercher quelque chose en son Orient natal et s’y est peut-être un peu perdue, on peut aussi lire ce film comme l’enregistrement de cette perte, un processus somme toute très beau, superbe coulée de cinéma voyageur et méditatif, le travelling à l’unisson du traveller. Et d’un photographe (D’Agata) à une directrice de la photo, il nous faut dire quelques mots de la remarquable Céline Bozon, qui fait des miracles plastiques à chaque fois qu’elle touche une caméra.
Comme pour les films de Jean-Paul Civeyrac ou de Serge Bozon, on a envie de dire qu’elle est quasiment coauteur d’Un homme perdu, tant son art du clair-obscur et de la sensualité numérique participe du pouvoir de fascination et de séduction de ce film aux personnages pas commodes. Amnésie et mémoire, conscience de la perte, dissolution du sujet et du récit dans la rumination réflexive (de l’image-mouvement dans l’image-temps, diraient les deleuziens), questions sans réponses, fin ouverte : c’est souvent le cinéma arabe (Arbid, Elia Suleiman, Ghassan Salhab…) qui offre ces dernières années de jolies prolongations à la belle aventure du cinéma moderne.
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