Un superbe cauchemar éveillé traversé par les ombres de l’Histoire et les reflets de la Shoah, qui imprègnent toujours notre époque et notre société.
Ce n’est pas tous les jours que l’on voit des films aussi puissants, retors, fascinants, malaisants, traversés de zones d’ombres et de mystères, qui vous hantent longtemps après la projection, brassent en vous un somme de questions et d’interrogations, remuent vos tripes, votre conscience et votre mémoire, et dont la polysémie échappe aux lectures simplistes ou univoques. Comment définir un tel objet ? Une critique de la culture d’entreprise contemporaine ? Une méditation sur l’Histoire ? Un essai philosophique en images et sons ? Un film de fantômes ? Une réactivation contemporaine de l’expressionnisme ? Un mix de Jacques Tourneur et Giorgio Agamben ? Un cousin lointain de La Sentinelle de Desplechin ? Un tour de magie noire sur le mystère chimique de la présence d’acteurs tous aussi géniaux et singuliers les uns que les autres ? Un film enquête qui implose en cours de route ? Sans doute un peu tout cela…
Adapté du livre de François Emmanuel, La Question humaine commence par un récit en voix off, celui de Simon, psychologue au service des ressources humaines d’une multinationale allemande : un jour, son supérieur hiérarchique lui commande un rapport interne ultraconfidentiel au sujet de du PDG de la société qui semble souffrir de troubles comportementaux d’origine mystérieuse. Parallèlement à cet aspect polar dans le monde de l’entreprise, on assiste à des scènes de la vie nocturne de Simon, comme une sorte de portrait de groupe de la jeunesse libérale contemporaine, un univers de rivalité masculine, d’érotisme et d’agressivité, d’alcool, de dope et de musique techno. A l’ambiance feutrée et pressurisée de l’entreprise s’oppose le monde pulsionnel et débridé de la nuit, mais une même atmosphère poisseuse de violence sourde, de guerre latente, règne des deux côtés de ce milieu de jeunes cadres conquérants.
En avançant dans son enquête, Simon ne va pas progresser et s’acheminer vers une conclusion, mais au contraire patauger et se perdre. Il va rencontrer les fantômes de l’Histoire, et particulièrement une note technique rédigée en 1942 par des ingénieurs nazis et destinée à améliorer le rendement des camions à gaz qui préfigurèrent les chambres à gaz. Ce document fissure la carapace de Simon, le renvoie à l’inhumanité de son propre travail, fait imploser son enquête et tous ses repères, ainsi que la dramaturgie et les codes jusque-là relativement classiques du film.
Mais avant de rencontrer ce document, des signes de la présence spectrale de l’Histoire et d’Auschwitz étaient disséminés dans toutes les zones du film : les chiffres du générique, le nom de l’entreprise (SG Farb), les plans muets de l’usine toutes cheminées fumantes… On touche là au point le plus central, sensible (et éventuellement sujet à polémique) du film : les échos qu’il fait résonner entre le nazisme et le libéralisme, entre Auschwitz et le rationalisme économique moderne. Bien que ces liens soient analysés dans un vaste corpus d’ouvrages, ils ne vont pas de soi et font violence au sens commun. Disons juste ici que Klotz et son film, pas plus que François Emmanuel et son livre, n’affirment que le libéralisme et le nazisme sont équivalents. Ils s’attachent plus simplement et plus finement à en pointer les ressemblances paradigmatiques (l’organisation bureaucratique, les euphémismes langagiers, un certain mépris de l’humain…), la consanguinité historique. Même si la shoah est terminée depuis soixante ans, l’ère industrielle moderne qui l’a engendrée est toujours la nôtre, et les vapeurs du crime hitlérien continuent d’imprégner notre époque et nos consciences, comme un trauma enfantin travaille inconsciemment un adulte, comme une lumière-fossile continue de briller après son extinction.
Il serait toutefois erroné de réduire La Question humaine à ce « grand sujet », d’imaginer que ce serait un film à thèse. D’abord parce que rien n’y est bouclé, ni le récit, ni le sens. La fin, extraordinaire, reste complètement ouverte, et tous les personnages ainsi que l’histoire conservent jusqu’au bout leur part de mystère irréductible. Et puis La Question humaine est un film plutôt qu’un essai, qui utilise toutes les ressources cinématographiques de l’indicible et du caché, dont les zones d’ombres scénaristiques et plastiques font aussi apparaître les fantômes de l’histoire du cinéma, de l’expressionnisme inquiet de Lang aux dangers tapis dans les ténèbres de Tourneur. La Question humaine nous fait réfléchir sur notre Histoire et notre époque, appelle le débat, mais c’est avant tout un superbe cauchemar éveillé.
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
{"type":"Banniere-Basse"}