Au début des seventies, Lumet filme la folie dans ce qu’elle a de plus humain, retournant comme des gants rôles et valeurs établies.
La caméra avance comme un spectre dans les couloirs du commissariat. Des hommes s’activent, la vie policière suit son cours mais nous sommes ailleurs, coupés de cette réalité, paralysés par la tache lumineuse qui troue l’écran et nous aveugle presque. L’ouverture de The Offence nous donne l’impression déstabilisante de rentrer dans un film fantôme qui vient revisiter les sombres couloirs d’une histoire sans spéculer sur son déroulement.
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Comme souvent chez Lumet, le film arrive dans l’épuisement des forces narratives, quand il est trop tard et qu’il n’y a plus rien à espérer. Daté de 1972, l’éprouvant et magistral The Offence s’avère d’autant plus un film de l’après qu’il était jusqu’à ce jour inédit en France, et s’impose par la radicalité de ses partis pris formels comme une pièce capitale du puzzle passionnant que constitue l’œuvre très cohérente de Sidney Lumet.
Le lieu fatal du film, son point de non-retour, paraît presque vide et absurde quand la caméra l’atteint enfin : on comprend à peine ce qui a pu se jouer dans cette pièce où l’on découvre un homme debout hagard, et un autre à terre, dans l’ombre de son bourreau. L’inspecteur Johnson (Sean Connery comme on ne l’a jamais vu) vient de tuer un homme suspecté d’avoir zigouillé plusieurs fillettes. Mis devant le fait accompli, le spectateur avance sans illusions sur une terre de déréliction sèche et aride. On entre dans la folie de Johnson comme dans une maison hantée : les images morbides qui s’y bousculent et s’abattent violemment sur l’inspecteur comme de cinglants coups de fouet en constituent les murs infranchissables. Jonché de ces obstacles impitoyables, le film épouse une architecture impressionnante, inscrite dans l’urbanisme glauque de l’Angleterre des seventies ; son montage éclaté, fulgurant et glacial impose de façon implacable ce qui dépasse la raison.
Prendre en compte cette réalité-là, aussi noire et pénible soit-elle, c’est pour Lumet choisir de ne pas reléguer la folie au rang de spectacle mais au contraire envisager sa part de vérité, d’humanité. Car les murs sont aussi des miroirs qui nous renvoient en pleine figure la paresse de notre regard et remettent en cause l’ordre établi, ici la perversion de l’institution policière. Tel est le rôle du suspect (Ian Bannen, époustouflant) qui ne sera jamais percé à jour et révèlera à Johnson sa propre nature criminelle. D’où sortait-il quand les flics l’ont cueilli dans la rue ? Du cinéma ! Comme le jeune garçon suspecté de meurtre dans Douze hommes en colère. Le présumé coupable est spectateur, les rôles et valeurs établis volent en éclat, sont retournés et nous retournent avec. Le monde a exposé ses cruels revers. Quelle gifle !
Amélie Dubois
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