Cent ans après, la Turquie nie toujours le génocide arménien. Comment construire son identité dans un pays qui vous refuse votre histoire ? Rencontre avec Arek, Sibil et Melisa, jeunes Arméniens d’Istanbul.
Ce 1er février, Istanbul est sous la neige. Comme chaque matin, Arek quitte son quartier de Nisantasi, côté Europe, et se rend au port de Besiktas. Il traverse le Bosphore et passe « de l’autre côté », en Asie, où il tient la boutique d’un copain. Des fringues de marques européennes, réparties plus ou moins par couleur, pendent sur des cintres le long d’un couloir bordélique. « C’est tranquille ici, non ? », demande-t-il en offrant un thé.
Arek, 26 ans, quatre ans d’études de gestion, revient de son service militaire dans l’Est de la Turquie. Une expérience qu’il évoque à demi-mots. « Il y avait beaucoup d’ignorants, là-bas », raconte-t-il. Pendant cinq mois, Arek a été malmené par les autres soldats. Arek est arménien.
« Les autres me disaient : tais-toi, l’Arménien ! Les officiers m’avaient engagé à venir leur parler si j’avais des problèmes, mais que dire ? Et puis je m’en fous », lâche-t-il.
Préférer fuir et tenter sa chance ailleurs
Arek fait partie des quelque 60 000 Arméniens qui, estime-t-on, habitent toujours en Turquie. Près de 90 % d’entre eux vivent à Istanbul, majoritairement dans les quartiers chrétiens de Kurtulus, Feriköy et Samatya. Leur nombre n’a quasiment pas bougé depuis 1935. Au cours du XXe siècle, beaucoup d’Arméniens ont préféré fuir la Turquie et les multiples persécutions pour tenter leur chance ailleurs.
Les autres se sont fondus dans la population, ont changé de nom ou se sont convertis à l’islam. Arek, lui, se sent arménien. « Mais je ne peux pas le dire, avoue-t-il. Ici, je dois dire que je suis turc. » Arek porte son identité comme une blessure. Il est hanté par le génocide des Arméniens.
D’avril 1915 à juillet 1916, les deux tiers des Arméniens vivant sur l’actuel territoire de la Turquie ont été déportés et massacrés. Plus d’un million et demi de personnes ont été exterminées. Vingt et un pays et la majorité des historiens (excepté une poignée d’historiens turcs) reconnaissent l’existence d’un génocide. L’Etat turc récuse le terme, parle de « massacres », de « tueries » ou du « prétendu génocide ».
Arek n’a qu’une connaissance partielle de l’histoire de sa famille et de son peuple. Il a fait quelques recherches, lu des livres français, anglais ou arméniens mais a vite arrêté. « Je n’aime pas en parler, explique-t-il. Ça fait mal. Tout ressort quand je bois. » Quand il est soûl, il tweete « un peu trop », sur la Turquie, la France, le génocide. Sur son compte, on peut lire : « La France n’a rien à faire, la Turquie n’a rien à faire. Elles se cassent la tête avec le génocide. Vous avez déjà mis nos têtes en morceaux avec le génocide. Pourquoi vous continuez ? » ou encore « Vivre dans ce pays à ma façon, malgré tout. »
Près d’un siècle plus tard, il est douloureux d’être arménien en Turquie. Cela signifie passer inaperçu, accepter son statut de citoyen de seconde zone. Ne pas parler sa langue dans certains endroits ou quartiers fréquentés par les nationalistes. Ne pas lire Agos, le journal arménien, dans le bus. Dans le métro, prononcer le mot « arménien » en chuchotant comme cette dame qui parle un français parfait. Employer avec de grandes précautions le terme « génocide ». Avoir entendu depuis l’enfance qu’il est inimaginable d’épouser un Turc. S’interdire de devenir fonctionnaire, pilote ou magistrat. « Les postes étatiques restent très fermés, confirme Hira Kaynar, chercheuse à l’Ecole des hautes études en sciences sociales sur la construction mémorielle du génocide en France et en Turquie. Les Arméniens ne montent pas dans la hiérarchie. La Turquie est un pays où règne un nationalisme très fort. La voix d’un Turc compte plus que celle d’un Arménien. »
Le symbole Hrant Dink
En Turquie, la plaie s’est réouverte le 19 janvier 2007. L’écrivain et journaliste Hrant Dink se rend au siège d’Agos, le premier journal arménien en langue turque (avec quelques articles en arménien) qu’il a fondé en 1996. En plein jour, devant l’entrée, un jeune nationaliste de 17 ans lui tire trois balles dans la tête. Hrant Dink meurt sur le coup. Dans ses articles et dans les médias, Dink exhortait les Arméniens à ne plus avoir peur. Une dalle a été érigée à l’endroit où s’est écroulé le porte-parole de la minorité et le promoteur du rapprochement turco-arménien.
Il y a un avant et un après-19 janvier 2007. La mort de Hrant Dink a provoqué un électrochoc chez les Arméniens comme chez les Turcs. Plus de 100 000 personnes sont descendues dans la rue pour son enterrement. Depuis, chaque année, l’hommage se répète. Ce 19 janvier 2012, entre 20 000 et 40 000 personnes munies de pancartes ont défilé dans Istiklal, artère principale du quartier de Taksim, en criant : « Nous sommes tous Hrant Dink, nous sommes tous des Arméniens. »
Le jour de la mort de Hrant, Arek a eu l’impression de vivre « un autre 1915 ». Sa génération est trop jeune pour avoir connu les événements des 6 et 7 septembre 1955 (deux nuits de pogrom anti-Grecs qui avait aussi frappé les communautés juives et arméniennes à Istanbul) ou les répressions consécutives aux coups d’Etat militaires de 1971 et 1980.
« Avec l’assassinat de Hrant, il a fallu se confronter à ce qu’être arménien signifiait, explique Ferda Balancar, journaliste à Agos. Beaucoup se sont demandé s’ils devaient rester ou partir. Rester n’est pas une décision passive. »
Melisa, 26 ans, se souvient. Ce jour-là, elle rentre tôt et allume la télé. Les infos annoncent la mort de Hrant. Elle se met à trembler, court dans l’appartement pour apprendre la nouvelle à son grand-père. A 95 ans, il a vécu le génocide de 1915. Elle pense que cette annonce va le bouleverser mais le vieil homme reste impassible. Il la regarde et lâche : « Il a été trop loin. »
A l’époque, Melisa est stagiaire dans un cabinet médical. De retour au travail, les employés multiplient devant elle les commentaires anti-Arméniens. Personne ne connaît ses origines. A la fin des années 70, ses parents ont pris un nom turc avant la naissance de son frère aîné. Ils ne lui parleront jamais arménien. A l’école, les élèves se moquaient de l’accent de son frère. Melisa s’est toujours sentie « exclue » et « coupable » de ne pouvoir s’exprimer dans sa langue. « A l’aise ni avec les Arméniens ni avec les Turcs. »
Pendant son adolescence, ses parents refusent de lui parler de leur changement de nom ou du passé familial. « Ces questions restaient taboues. Ils me baladaient, me disaient que c’était parce que les gens orthographiaient mal notre nom. Mes parents ont tenté de tuer leur identité. Ça m’a causé beaucoup de tort. Après la mort de Hrant, quand ils ont vu tous ces gens dans les rues, ils ont commencé à parler. Ils ont avoué que c’était pour nous protéger, qu’ils avaient peur pour notre sécurité. Ils voulaient nous rendre la vie plus facile. »
Après l’assassinat de Hrant, ses parents conseillent à Melisa de quitter le pays. Elle ne les écoute pas mais abandonne son stage et s’immerge dans sa mémoire interdite.
« Sa mort m’a ouvert les yeux. J’ai compris à quel point mes origines avaient façonné ma personnalité. »
Elle prend des cours du soir et essaie de se faire des amis arméniens. « Mais ça ne collait pas vraiment. Je me suis rendu compte qu’on avait été élevés très différemment. Ils avaient suivi l’école arménienne. On n’avait pas la même culture. » Aujourd’hui, elle travaille pour l’association Hrant-Dink. « Je ne pourrais plus dire que je suis turque, explique-t-elle. Dans la rue, si on me demande si je suis arménienne, je répondrais oui. Je n’ai plus peur. Je veux vraiment devenir arménienne. Je crois que c’est devenu impossible pour moi d’épouser un Turc. »
« J‘ai compris que j’allais vouer ma vie au combat pour les Arméniens »
Le verdict du procès des assassins de Hrant Dink a été rendu le mois dernier. Seuls deux hommes, dont le tireur, ont été condamnés. Les dix-sept coaccusés (parmi lesquels le chef des services de renseignements de la police) ont été acquittés. Les juges n’ont pas retenu les charges de « crime en bande organisée » comme le réclamaient la partie civile et les défenseurs des droits de l’homme. « A l’annonce de ce verdict ridicule, j’ai compris que j’allais vouer ma vie au combat pour les Arméniens, explique Melisa. Que j’allais rester en Turquie pour me battre. »
Sibil travaille dans une association, Culture et solidarité arméniennes, qu’elle a fondée avec quelques amis il y a deux ans. Le lendemain de l’assassinat de Hrant, elle court au journal Agos. Découragement et colère se mêlent dans sa voix. « J’ai voulu y aller le premier jour, raconte t-elle, mais j’ai eu peur. Pour la première fois de ma vie, j’agissais. » Très vite, cette étudiante en cinéma pige pour le journal et se rend en Arménie pour la première fois. Elle sait que sa tante d’Istanbul a pleuré le jour où elle a posé le pied sur le sol arménien. Mais contrairement à sa tante, Sibil déteste l’idée de nation.
Il est déjà tard quand elle quitte Istanbul et prend son vol charter. Elle atterrit épuisée à quatre heures du matin. Au point de contrôle, elle s’adresse au douanier en arménien. Derrière la vitre, l’homme examine son passeport vierge de tampons du pays. Il comprend qu’elle vient pour la première fois. Il se lève, ouvre grand ses bras et lui répond : « Bienvenue ma soeur. »
« D’ordinaire, je déteste tout ce qui porte un uniforme, se souvient Sibil. Mais là, je me suis mise à pleurer. En Turquie, c’est impossible de voir un Arménien en uniforme. Ça m’a bouleversée. »
Tout comme Arek, Melisa et les autres Arméniens rencontrés lors de ce reportage, Sibil n’est pas favorable à la loi française qui pénalise la négation du génocide arménien. Début janvier, avec six autres intellectuels arméniens (dont Arat Dink, le fils de Hrant), elle a signé une tribune intitulée « La Turquie court après le droit de nier la vérité » pour répondre à cette loi qui a provoqué un tollé médiatique en Turquie.
« Je ne pense pas que la France fasse cela pour les Arméniens. C’est un outil de pression contre la Turquie. Et ça le sera pendant des années si la Turquie ne change pas. Ça me rend triste que la Turquie ne soit pas assez intelligente pour s’en rendre compte. » Elle estime que cette loi ne changera rien aux conditions de vie des Arméniens de Turquie. « Ça tourne les projecteurs vers nous et ce n’est pas une bonne chose. »
Le changement passera, elle en est persuadée, par un rapprochement entre les peuples turc et arménien et ne surviendra que si la Turquie accepte d’affronter les heures sombres de son histoire. « Cela demande beaucoup de courage de la part du gouvernement », de la population également. Sibil dénonce la responsabilité des « gens éduqués » qui ont fréquenté des écoles françaises ou américaines et continuent à nier la réalité du génocide.
« Ça me met hors de moi. Ils avaient les capacités pour faire des recherches. Je ne vais pas passer un autre siècle à leur faire entendre la vérité. C’est aussi un génocide culturel. Tout un mode de vie, toute une culture ont disparu. Les Arméniens n’ont jamais été un peuple de guerriers. Ils étaient doués pour les productions culturelles et artistiques. Ça fait quasiment un siècle qu’on ne produit rien : la diaspora est focalisée sur l’idée de faire accepter le génocide à la Turquie. Les Arméniens d’Arménie ont d’autres priorités, ils ont une vie très dure. »
Trouver un apaisement, arrêter de regarder vers le passé, de chercher sans cesse comment vivre son identité. Le soir chez lui, sur sa platine, Arek écoute souvent des disques de jazz, George Benson, ou parfois Charles Aznavour. « J’aime la nostalgie, nous dit-il. Même si je sais que je dois vivre dans le présent. »
Géraldine Sarratia