La descente aux enfers tragicomique d’un script doctor alcoolique et désabusé. Dans ce roman achevé juste avant sa mort en 1996, le scénariste et dramaturge Steve Tesich dézinguait avec un brio inouï une société américaine imbue d’elle-même.
Le roman américain fourmille de poivrots grandioses et de génies déglingués. Comme rien n’arrive par hasard, il a bien fallu que ces vieux briscards de papier, domiciliés le plus souvent à Manhattan, s’appuient sur des modèles. Ceux-là, bien réels, ont parfois écrit un ou plusieurs livres puis vu la reconnaissance leur passer sous le nez, avant d’être un jour réédités et célébrés à titre posthume.
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
Steve Tesich est loin d’avoir connu le destin d’un Richard Yates – alcoolique impénitent, maniacodépressif puis tombé dans l’oubli avant de devenir culte, à qui l’on doit les sublimes Easter Parade et La Fenêtre panoramique – ni celui d’un Frederick Exley, redécouvert l’année dernière chez le même éditeur avec un roman écrit en 1968, Le Dernier Stade de la soif, chronique géniale d’un écrivain fou et raté.
Une farce nihiliste et désespérée
Tesich s’est d’abord fait connaître dans les années 70 et 80 par des pièces, montées à Broadway, et des scénarios – donnant lieu à une série de films qui n’ont hélas pas marqué le septième art. Il se met au roman assez tardivement et peu avant son décès, puisqu’il meurt prématurément d’une crise cardiaque à l’âge de 53 ans, alors qu’il vient juste d’achever la rédaction de son second roman. Deux ans plus tard, en 1998, Karoo sera publié aux Etats-Unis et encensé par la critique.
Les cinquante premières pages sont hilarantes, peut-être ce qui s’est fait de mieux, depuis La Conjuration des imbéciles de John Kennedy Toole, dans le registre de la farce nihiliste et désespérée. Karoo s’ouvre sur une fête de Noël dans un spacieux appartement new-yorkais, où l’on célèbre l’entrée dans la dernière décennie du deuxième millénaire. Petits fours « farcis de feta et d’épinards » à la main, les oreilles également écrit dans un millénaire déclinant, Karoo est une odyssée sans soleil, celle d’un Ulysse boiteux côtoyant le vide et la fatuité de son époque farcies par les symphonies en boucle de Beethoven, un riche scénariste à la cinquantaine bedonnante, Saul Karoo, erre tel un zombie de groupe en groupe, maudissant secrètement un nouveau mal qui le ronge : une immunité soudaine contre l’alcool, l’incapacité d’être soûl, d’accéder au nirvana de l’ivresse pour tuer l’ennui.
Premier dysfonctionnement d’une vie qui en compte bien d’autres, entre les assauts répétés d’une ex-épouse revêche, blonde platine affublée de « robes ornées d’images d’espèces en voie de disparition », et un fils adopté en manque d’affection. Le père indigne se révèle aussi, de sa propre confession, écrivain raté reconverti en script doctor impitoyable, massacrant les oeuvres et les films pour les rendre commercialement comestibles :
« Je garde l’oeil sur l’histoire, sur l’intrigue, et j’élimine tout et tous ceux qui n’y contribuent pas. Je simplifie la condition humaine (…). Il m’arrive de me dire que cette approche à été mise en pratique dans la vraie vie, que des hommes comme Adolf Hitler, Joseph Staline, Pol Pot, Nicolae Ceausescu et d’autres ont intégré à leurs projets certaines techniques que j’utilise pour plier un scénario. Je pense parfois que tous les tyrans sont des écrivaillons glorifiés, des hommes qui réécrivent, comme moi. »
A partir de ce regard suprêmement désabusé, Karoo va construire un récit de chute et de rédemption, en semant une foule d’embûches dans la vie de ce « gros monstre » d’égoïsme, menteur maladif et exhibitionniste social. L’appel au secours d’un fils et les retrouvailles avec la mère biologique de celui-ci augurent d’un rachat nouveau sous le soleil de Californie. Il s’agit cette fois de la grande usine à rêves, où « Doc » a pour mission de relooker le montage d’une vieille gloire d’Hollywood.
Le coup de génie de Tesich sera de faire basculer son antihéros dans l’un de ces scénarios si bien ficelés dont il a le secret : une comédie cynico-romantique promise, au dénouement, à un horrible drame. Par la suite, l’ancien prédateur au coeur tendre verra sa vie vampirisée par un producteur véreux et recrachée sous la forme d’une « véritable tragédie américaine » – au point d’en être exclu par une narration passée du « je » au « il » sans états d’âme.
Avec ce portrait acerbe d’un cynique roulé par la vie, Tesich signe un grand livre amoral, barbouillé au feutre noir. Ecrit dans un millénaire déclinant, Karoo est une odyssée sans soleil, celle d’un Ulysse boiteux côtoyant le vide et la fatuité de son époque. Les êtres qui s’y meuvent sont des « monolithes de traîtrise infinie », faisant preuve d’une « constante dévoration darwinienne ». La bonne société s’est dissoute en acrobaties mondaines et profitables, à des années-lumière du « Vieux monde » occupé à renverser ses dictateurs (Ceausescu) et à faire la révolution.
Ne cédant jamais à un nihilisme surfait, Tesich accomplit une prouesse littéraire en vrillant constamment sa descente aux enfers d’humour noir, de lucidité acide et de ralentis fleur bleue. Pur produit de son époque, Karoo est une montagne de tares et de contradictions qui finira par s’effondrer au bord de la route. Plongeant le lecteur dans un abîme d’adoration et de perplexité.
Emily Barnett
Karoo (Monsieur Toussaint Louverture), traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Anne Wicke, 608 pages, 22 euros.
{"type":"Banniere-Basse"}