Le cabinet des curiosités
L’EXPRESSIONISME ALLEMAND s’invite à la Cinémathèque.
Un regard riche porté sur un héritage cinématographique essentiel.
Que la Cinémathèque française ait, à
l’heure de célébrer son 70e anniversaire,
consacré à l’expressionnisme allemand
l’essentiel de son actualité de
fin d’année n’a rien d’une contingence ;
son histoire commune avec le cinéma
expressionniste est ancienne. Parmi les premiers
films acquis par Henri Langlois en 1936
pour l’institution cinéphile alors tout juste fondée,
figurait déjà Le Cabinet du docteur Caligari
(1920) de Robert Wiene, film-manifeste
de l’intrusion du courant expressionniste dans
le cinéma muet allemand, dont les acteurs à
l’interprétation exaltée (Conrad Veidt et Werner
Krauss), les jeux d’ombres et de lumières,
et les décors peints – tout d’architectures déformées
et de perspectives obstruées – narrent
les tourments et les cauchemars d’une Allemagne
défaite, pantelante après la Première
Guerre mondiale, prête à se laisser posséder
par la montée prochaine du nazisme.
En 1945, Lotte Eisner – critique de cinéma et
observatrice privilégiée de l’âge d’or du cinéma
muet allemand – fut nommée conservatrice
par Langlois. Quelques années plus tard,
elle retrouvait l’Allemagne, qu’elle avait fuie
en 1933, et entamait sa composition d’un fonds
documentaire considérable, qui constitue l’une
des plus substantielles collections d’objets appartenant
à la mémoire du cinéma.
Parmi ceux-là figurent une foule de croquis,
esquisses et maquettes réalisés par les Filmarchitekte
responsables des décors de films
expressionnistes de Lang, Wiene, Pabst, Murnau1…
Ainsi Hermann Warm reconstitua-t-il
pour le défunt musée du Cinéma les décors
peints du Cabinet du docteur Caligari, qu’il
avait lui-même réalisés.
Ceux-là forment aujourd’hui le coeur de l’exposition
Le Cinéma expressionniste allemand
– Splendeurs d’une collection, autour duquel serpente
une déambulation parmi les dessins, les
manuscrits, les maquettes, les affiches et les
films expressionnistes, arpentés en cinq temps
thématisés et indistinctement passionnants
– “Nature », “Intérieurs », “La Rue », “Escaliers »,
“Le Corps expressionniste ».
Quelques remarquables intuitions d’accrochage
permettent de considérer les centaines
d’esquisses de plans et de décors exposées non
seulement d’un oeil comparateur, mais également
sous l’angle de leur valeur esthétique
propre. L’erreur faite il y a un an par l’exposition
Renoir de juxtaposer images peintes et
en mouvement, au détriment des premières,
n’est pas réitérée. Les films sont projetés sur
des écrans suspendus en hauteur, tandis que
les murs – aux éclairages et aux délimitations
obliques, aigus’ expressionnistes en diable –
reviennent aux croquis des Filmarchitekte
amassés par Lotte Eisner.
Dans l’écart ainsi creusé entre le magma des
esquisses et leur avatar achevé, plus ou
moins fidèle (le film), s’informe un regard sur
le cinéma expressionniste allemand, dense et
complexe, enrichi par sa confrontation dans
un coin de l’exposition à son héritage, tangible
dans des films tels Nosferatu, fantôme de
la nuit de Werner Herzog et Le Procès d’Orson
Welles où, plusieurs décennies après Caligari,
perdure l’adéquation de l’esthétique
expressionniste à la représentation d’un
monde sous hypnose, en plein cauchemar
éveillé.
1. Parallèlement au cycle sur l’expressionnisme,
la Cinémathèque présente actuellement une rétrospective
intégrale de l’oeuvre de Murnau.