Théorie du complot, romans policiers, livres d’espionnage, paranoïa : comment notre époque en est-elle venue à douter de la réalité ? Le sociologue Luc Boltanski a creusé la question.
Le 11 Septembre fut-il l’oeuvre d’Al-Qaeda ou d’un complot visant à faire accuser le monde arabe ? L’affaire DSK, le fruit d’un complot de la droite pour faire tomber le champion de la gauche ? Les francs-maçons détiennent-ils le véritable pouvoir, comme le suggère nombre de couvertures d’hebdos ? Notre temps saturé d’informations semble être devenu un terrain privilégié pour la prolifération de « théories du complot » et autres modes de suspicion de la réalité. Existerait-il une autre vérité, cachée celle-là ? Du film Matrix à la figure du serial-killer dans le roman de Bret Easton Ellis, American Psycho, en passant par le roman d’espionnage d’Antoine Bello, Les Falsificateurs, l’art s’est emparé de ce doute inquiétant, de cette thématique du double mensonge/ vérité, normal/monstrueux.
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Si le sociologue Luc Boltanski n’aborde pas directement l’actualité dans son nouvel essai, Enigmes et complots – Une enquête à propos d’enquêtes, du moins remonte-t-il aux origines de cette suspicion via l’invention du roman policier et du roman d’espionnage. Coïncidant, et ce n’est pas un hasard, avec l’invention de la paranoïa en psychiatrie, le roman policier commence en 1887 avec la création du personnage de Sherlock Holmes par Arthur Conan Doyle tandis que le roman d’espionnage débute en 1915 avec Les 39 Marches de John Buchan (plus tard mis en scène par Alfred Hitchcock). D’hier à aujourd’hui, analyse avec Luc Boltanski de la pathologie de notre société via la fiction qu’elle génère.
Vous partez du postulat que la littérature reflète ce qui travaille la société.
Luc Boltanski – Il n’y a pas la littérature d’un côté et la société de l’autre : elles se nourrissent l’une de l’autre. Borges, dans un passage mis en exergue de mon livre, suggère même l’idée selon laquelle l’histoire copie la littérature. A travers la littérature, on peut saisir des thématiques importantes de la vie sociale et politique. Cela a été fait pour la Grèce antique, par exemple, à travers les poèmes homériques.
Les tensions que reflètent le roman policier et le roman d’espionnage sont au coeur des métaphysiques politiques du XXe siècle dans ce qu’elles ont de non théorisé, de non explicité – elles sont dès lors déviées vers l’imaginaire car elles concernent la question de la réalité de la réalité. Il s’agit d’un problème qui a occupé les philosophies du XXe siècle mais, pour un large public, cette mise en question de la réalité va se manifester dans ce genre de romans-là.
Pourquoi la réalité est-elle remise en question ?
Cette idée ancienne prend une forme spécifique au XXe siècle européen selon laquelle il existerait une distribution de la réalité entre un niveau de surface apparent mais trompeur et un niveau caché où les choses se passent, où les ficelles sont tirées, mais que l’on ne peut jamais connaître complètement, ou alors par des enquêtes interminables, sans que le moment d’arrêt de la vérité ne puisse être atteint avec certitude. Donc, l’un des problèmes que je me suis posé dans ce livre est celui de l’apparition fulgurante du roman policier dans le dernier tiers du XIXe siècle puis, trente ans plus tard, du roman d’espionnage, qui ont connu un prodigieux succès très rapidement.
Ce sont les plus grandes inventions du XXe siècle dans le domaine de la fiction, toujours très répandues aujourd’hui, ne serait-ce qu’à la télévision. La thèse que je développe est la suivante : pour que l’énigme, qui est l’objet du roman policier, ou le complot, qui est celui du roman d’espionnage, puissent se détacher de façon saillante, il faut pouvoir tabler sur une réalité très solidement constituée. Le contreexemple, c’est le roman fantastique où tout est possible, y compris l’intervention d’êtres surnaturels, ou le roman picaresque, tel Histoire de Gil Blas de Santillane d’Alain-René
Lesage, où se succèdent des situations absurdes : l’énigme ne peut advenir puisque l’accent est mis sur l’incohérence du monde. Pour qu’il y ait énigme, puis enquête, il faut prendre appui sur quelque chose se prétendant au préalable comme une réalité. C’est le développement de l’Etat-nation dans la seconde moitié du XIXe siècle qui, se liant aux sciences et aux sciences sociales, va faire surgir le projet, proprement démiurgique, d’établir une réalité qui se tienne (de la « construire » comme dit aujourd’hui la sociologie), de façon à rendre le réel prévisible pour une population dans un territoire donné.
Mais ce projet est sans cesse déstabilisé par un certain nombre de phénomènes, dont notamment le capitalisme qui se joue des frontières. La logique des « flux » entre alors en tension avec celle des « territoires », ce qui génère une inquiétude importante. Elle se manifeste, par exemple, lors des crises économiques ou au sujet du monde de la finance. Ces tensions travaillent ces genres populaires qui posent la question : où se tient la réalité ? La sociologie va devoir se poser des problèmes similaires : qui agit ? Les gouvernants ou des entités abstraites comme le « capitalisme », le « peuple » ou la « classe dominante » ?
Ce qui fonde le roman policier ou d’espionnage, c’est l’idée de dédoublement ?
Le roman policier est une expression de la démocratie : tous suspects ! Ce qui caractérise sa naissance, c’est un dédoublement des personnages : sous n’importe quel visage, il peut y avoir un criminel. La charmante vieille dame du village peut être une empoisonneuse. Il y a aussi un dédoublement de l’enquêteur avec d’un côté un policier qui représente l’Etat et de l’autre le détective, un amateur, qui est inventé par Edgar Allan Poe. Dans le cas de Maigret, le personnage inventé par Simenon, le dédoublement se joue dans le fait que l’enquêteur est bien un policier mais aussi un homme comme les autres, ce qui génère une tension : en tant qu’homme, il peut s’identifier au meurtrier.
Dans le roman d’espionnage, l’Etat est aux premières loges car la question centrale est celle du complot : qui détient vraiment le pouvoir ? Est-ce les gouvernants ou d’autres gens, des taupes elles-mêmes manipulées par des puissances étrangères ? Dans les théories du complot, les Juifs jouent un rôle important aux débuts du roman d’espionnage, comme chez l’Anglais réactionnaire John Buchan, parce que les Juifs ne résident pas en un seul pays mais dans plusieurs. Ils symbolisent les « flux », sont considérés comme circulant d’un territoire à un autre, et sont associés à deux puissances qui mettraient en cause l’intégrité nationale : d’un côté les grands financiers et de l’autre les anarchistes.
Il s’agit donc là d’un cas de théorie du complot qui a servi aux régimes fascistes contre les Juifs ?
Ce que l’on appelle « théorie du complot » est une accusation prétendant dévoiler les causes secrètes de phénomènes historiques. Mais dire d’une explication qu’elle est une théorie du complot est aussi une accusation visant à la disqualifier. Or, si certaines de ces explications par le complot sont de toute évidence farfelues ou malfaisantes, d’autres sont avérées, comme dans l’affaire du Watergate. Entre les deux, une vaste zone grise et incertaine. Pensez à l’assassinat de Kennedy sur lequel il existe environ deux mille ouvrages.
Aujourd’hui, se retrouve-t-on face à une islamophobie qui nourrit la paranoïa et le discours des politiques réactionnaires tels Guéant ou Le Pen ?
Il existe des analogies entre certains des thèmes qui ont servi l’antisémitisme et les formes aujourd’hui mises au service de l’islamophobie. Dans l’antisémitisme, il y avait trois figures du Juif : le banquier, l’anarchiste/communiste, et puis le misérable du ghetto. Dans le cas des Arabes, vous avez les puissants du Golfe, les terroristes et ceux des banlieues. C’est un schéma similaire.
Nous traversons une crise économique où la responsabilité des banques et des grands financiers a été pointée. Allons-nous assister à une accélération de la paranoïa ? N’avons-nous pas raison de douter ?
Le phénomène est plus large. Dans les sociétés modernes, la plupart des événements qui nous affectent nous parviennent à distance car ils sont les résultats de décisions ou de faits lointains. On n’en connaît les causes que par les médias, sans avoir aucun moyen de tester par l’expérience la réalité des informations fournies. Il y a ce que j’appelle une masse manquante de causalité et pour la remplir on construit des histoires – à partir d’un mélange, d’expériences, de schémas littéraires, de fondamentaux de la symbolique du temps dans lequel on vit et d’imagination. Mais nous n’avons aucun moyen de vérifier la véracité de ce que les agences officielles d’information nous fournissent.
Avant même le journalisme d’investigation, ce sont ces agences qui font l’info. Dès lors, pouvons-nous leur faire confiance ? Par exemple, si l’on nous dit que perdre un « A » est terrible pour l’économie d’un pays, quels moyens avons-nous de savoir si c’est vrai ? C’est un problème très important des démocraties modernes.
Souvent, plus tard, quand des journalistes d’investigation font des enquêtes ou quand des politiques écrivent leurs mémoires, on constate que des choses nous ont été dissimulées. Pensons aux mensonges pendant la guerre froide ou à l’évocation des armes de destruction massive pour faire la guerre en Irak. Ce que l’on peut raconter sur ces grands événements qui nous échappent sert avant tout à pallier notre manque de compréhension. Notre désir de transmettre nous fera choisir souvent des histoires édifiantes, ou abracadabrantes, qualifiées alors de « théories du complot ».
Recueilli par Nelly Kaprièlian
Enigmes et complots – Une enquête à propos d’enquêtes (Gallimard), 480 pages, 23,90 euros.
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