Israël vu de sa chambre : un documentaire d’une grande puissance picturale met en lumière les paradoxes de l’Etat hébreu.
Autrefois, l’adverbe “là-bas » était employé
pour désigner pudiquement l’enfer. J.-K. Huysmans intitula d’ailleurs son roman sur le satanisme Là bas
(1891). L’homonymie du documentaire
tourné en Israël par Chantal Akerman est
sûrement innocente. La cinéaste écrit même
“Le là-bas de chacun de nous, un endroit auquel on
rêve, un là-bas qui serait un paradis, n’existerait-il
pas ? » En fait, ce film, tourné dans un appartement
de Tel-Aviv aux stores fermés, ne ressemble
ni au paradis, ni à l’enfer, mais aux
limbes, lieu intermédiaire où les âmes des justes
attendent éternellement la rédemption…
Là-bas est une commande du producteur
Xavier Carniaux que Chantal Akerman a acceptée
avec réticence. C’est certainement de
cette réticence que provient la singularité de
ce film. Au lieu d’entrer de plain-pied dans la
vie séculière de ce pays tourmenté, la cinéaste
opte pour une retraite presque monacale. A
part quelques rares, très rares incursions sur
la plage, elle filme tout de son appartement,
dont elle cadre soit l’intérieur, soit l’extérieur
à travers les stores à claire-voie : les terrasses,
les fenêtres, où quelques voisins se prélassent,
fument, se restaurent.
Le titre s’explique aussi parce que c’est “un
film sur la relation de quelqu’un de la diaspora
élevé dans un milieu juif traditionaliste (…) en Israël,
un Israël imaginaire sans doute ». Il ne se
passe rien dans l’appartement où tout est
filmé (à peine quelques coups de téléphone).
Tout a lieu “là-basî : dans les appartements
filmés à travers les persiennes, dans les rues
de Tel-Aviv ou même en Belgique, pays de
Chantal Akerman. Ce film est une sorte de
théorie globale du cinéma, assimilé au mythe
de la caverne de Platon.
Le cinématographe est une ombre électrique
sur la paroi d’une salle de spectacle. De même,
ce documentaire est un reflet indirect du
monde lointain où tout s’agite : Israël, les Juifs,
les Arabes, le terrorisme. Seule présence qui
réchauffe le film par sa proximité, la voix off
caractéristique de la cinéaste commentant les
nouvelles de l’attentat ayant eu lieu près d’un
endroit où elle était passée peu avant, ou exprimant
ses dilemmes par rapport à sa judéité.
Akerman n’innove pas, mais elle radicalise des
tendances que peu de documentaristes osent
pousser à ce point de dépouillement.
Certes, elle est coutumière du fait. On peut
considérer Là-bas comme le pendant de son
News from Home tourné il y a trente ans. On y
voyait des rues de New York, et surtout des
plans vides du métro, qui servaient d’écrin visuel
à la lecture (off) de lettres d’une mère à sa
fille en exil aux Etats-Unis. L’effet était saisissant.
Là-bas est aussi fort. D’abord en raison
de sa pureté graphique et picturale. Le filmage
à travers des claies trame l’image et la stylise ;
le cadre des fenêtres s’inscrivant parfaitement
dans celui de la caméra a des vertus hyperréalistes.
Ensuite, en filmant Israël de façon si
paradoxale, on le voit mieux. Un des plus beaux
documentaires de l’année.
LÀ-BAS de Chantal Akerman, film documentaire
(Bel./Fr., 2005, 1h18)
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