De Benoît Jacquot à Brillante Mendoza, la Berlinale a accueilli cette année une excellente sélection, dominée par un chef-d’œuvre portugais, « Tabu » de Miguel Gomes.
C’est une idée multiple du ravissement que n’a cessé de décliner la dernière édition de la Berlinale. Ravis, nous le fûmes par la quantité de beaux films qui se sont bousculés dans les différentes sections du festival (une compétition par endroits plus pointue que les années précédentes, d’excellentes surprises ailleurs). Ravis, ce fut le sort aussi de quelques personnages des films les plus beaux : brutalement ravis à leurs existences par le rouleau compresseur de l’histoire – révolutions, coups d’Etat, prises d’otages.
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Doublement ravie, telle est la Marie-Antoinette des Adieux à la reine de Benoît Jacquot, du jour au lendemain privée de son trône, de son train de vie de reine hédoniste et insouciante, mais aussi en ravissement permanent sous les assauts d’une passion amoureuse et érotique violente, autour de laquelle se noue une étrange triangulation homoérotique entre filles. Exaltée, pantelante, fiévreuse, Diane Kruger est géniale en reine torturée et manipulatrice, aveugle puis les yeux déssillés par le tranchant de l’histoire. Le film, où s’illustrent aussi avec beaucoup de grâce Léa Seydoux et Virginie Ledoyen, est sans aucun doute un des deux ou trois plus beaux de son auteur.
Peut-on être ravi et ravi de l’être ? C’est le questionnement commun des deux films de prises d’otages de la compétition : A moi seule de Frédéric Videau et Captive de Brillante Mendoza. Le premier raconte la captivité d’une fille enlevée à 10 ans et relâchée à 18 par un homme qui veut l’éduquer malgré elle, la ligote à son lit mais lui apprend à lire, l’enferme dans une cave mais lui offre un ordi. Le second, celle d’un groupe de civils pris en otages par un commando islamiste qui entend les libérer contre une rançon.
Tous deux dénudent ce point d’attachement étrange du sujet ravi pour son ravisseur, où se mêlent la pitié et une certaine responsabilité morale à double sens (chez Videau), beaucoup de désir aussi (chez Mendoza où, il faut dire, les ravisseurs sont ravissants). Videau filme l’incarcération au passé, se concentre surtout sur le vide que laisse dans sa vie la libération de la jeune fille, au plus près des mines incertaines et de la grâce ombrageuse d’Agathe Bonitzer. Mendoza au contraire s’immerge dans ce petit convoi qui s’exile dans la jungle une quinzaine de mois. Parfois la rigidité des rôles se détend, c’est une petite communauté qui se forme ; par brusques saccades, les liens d’assujettissement se recomposent et la violence fait irruption, filmée avec une virtuosité nerveuse de film d’action.
L’histoire surgit dans la vie des individus par surprise. Et s’il fallait retenir un plan d’Au pays du sang et du miel, le film assez faible d’Angelina Jolie sur le conflit serbo-bosniaque, ce serait celui très réussi où l’explosion d’une bombe anéantit le badinage amoureux de deux jeunes gens dans une salle de bal. Quand elle surgit, ce sont des pans entiers de l’expérience commune qu’elle avale, comme dans Le Sommeil d’or de Davy Chou, un beau documentaire à la recherche des images disparues du cinéma populaire cambodgien des années 60, rayé de la carte avec l’avènement des Khmers rouges.
Mais après la surprise vient l’accoutumance. Barbara, le nouveau film du brillant Christian Petzold (Yella, Jerichow), gratifié d’un Ours d’argent de la mise en scène, décrit le quotidien des habitants d’une petite ville d’Allemagne de l’Est. Selon un vocabulaire désormais très (presque trop) au point dans le nouveau cinéma d’auteur allemand – lumière froidement clinique, sons grinçants sur un tapis de silence, visages fermés et regards durs –, le film restitue avec une grande précision l’infiltration d’un régime de terreur dans les faits les plus quotidiens, lorsque le moindre crissement de pneu dans la rue fait sursauter les gens chez eux.
Tous les systèmes de surveillance ne sont pas oppressifs. Celui élaboré par Vincent Dieutre dans Jaurès est même très aimant. Pendant quelques mois, le temps d’une liaison, il a filmé de la fenêtre de chez son amant (habitant au métro Jaurès à Paris) un groupe de réfugiés afghans, deux d’entre eux surtout, qui avaient constitué un camp sur le quai du canal Saint-Martin. Le film ne déroge jamais de son dispositif et c’est sa force : tout est montré d’un seul point de vue, au travers d’une fenêtre. C’est entendu : on ne filme jamais que d’un seul lieu, on est toujours déterminé par là d’où on voit ; mais si l’on est patient, très attentif, c’est beaucoup de notre monde que l’on peut voir passer sous sa fenêtre.
Dans cette édition vraiment très riche en beaux films, il faut signaler la révélation tonitruante d’une jeune cinéaste, Héléna Klotz (fille de Nicolas du même nom), dont L’Age atomique saisit de façon lyrique, crâneuse, jubilatoire, poétique, hyperdrôle, la tempête crânienne de quelques ados le temps d’une virée nocturne dans Paris.
Et enfin, le plus beau film du festival : Tabu de Miguel Gomes, qui a obtenu le très saugrenu Prix de l’innovation – comme si l’innovation cessait d’être le critère dès qu’on arrivait aux prix un peu sérieux (et de fait un Ours d’or aux frères Tavianni pour Cesare dove morire, ce n’est pas très innovant). De ce jeune cinéaste portugais, on avait aimé les deux précédents films, La gueule que tu mérites et Ce cher mois d’août. Mais on ne s’attendait pas à ce qu’il réalise si vite un film aussi foudroyant d’ampleur, de beauté, d’intelligence.
Dans un shaker particulièrement secouant se croisent Karen Blixen et Murnau (dans ce film intitulé Tabu, l’héroïne s’appelle Aurora – les LOL cinéphiles apprécieront), Almodóvar et Buñuel, un film d’amour superbement romanesque, un précis de politique sur l’histoire coloniale du Portugal, un portrait déchirant de personne en fin de vie… Un récit follement malicieux joint des chromos années 50 à la chronique de nos jours déprimés, le Lisbonne aujourd’hui et l’Afrique d’hier, une esthétique de film muet et une magnifique utilisation de la voix off… Toutes les passions (amoureuses, politiques…), tout un siècle, se rétractent dans la pupille mi-inquiétante mi-goguenarde d’un crocodile.
Le ravissement, là encore, sujet profond de Tabu. Qu’est-ce qui est ravi ? Les terres africaines aux colons portugais, une femme à son mari, mais aussi à son amant, et au final la vie même, qui déjà se décompose dans la conscience vacillante d’une vieille dame qui perdra jusqu’à ses souvenirs. Sublime.
Jean-Marc Lalanne
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