RIVERS AND TIDES
DE THOMAS RIEDELSHEIMERavec Andy Goldsworthy
En filmant un spécialiste du land art, ce documentaire montre la capacité du cinéma à révéler dans toute son ampleur une œuvre poétique.
En principe, le cinéma sert à faire du cinéma, mais parfois il peut servir à faire de l’art (parfois les deux). Ainsi, l’œuvre d’Andy Goldsworthy, sculpteur, plasticien, et avant tout land artist, ne prend toute son ampleur et ne peut être envisagée dans toute sa splendeur que dans un film comme celui-ci. Pourquoi ?
Parce que la plupart de ses œuvres hormis certaines de ses sculptures, plus traditionnelles s’accomplissent dans la nature à partir de matériaux trouvés sur place. Pour se convaincre de la supériorité du cinéma sur la photographie grâce à laquelle Goldsworthy immortalise ses travaux éphémères (puis les expose), il suffit de comparer à ce documentaire son livre récent, Passage (Editions Anthèse).
Ses photos, belles mais froides, ne rendent pas compte de l’échelle des œuvres, de leur fragilité, de leur poésie et de la nature des matériaux employés. Exemple : l’artiste aime à dessiner de longs méandres ou sinusoïdes avec différents matériaux, allant de simples traces sur la glace à des murets en pierre. Il met aussi parfois bout à bout de simples tiges de feuilles, les dispose sur une frondaison afin de donner l’impression qu’un fil vert sinueux ininterrompu la traverse.
Une simple photo ne suffit pas à envisager la beauté de ce geste par lequel l’homme impose à la nature sa propre logique. Tandis que la caméra, en bougeant, en suivant ce fil, en montre la longueur, la légèreté et la pureté. Par son mouvement incessant ou par le mouvement incessant des objets dans son cadre , la caméra nous fait entrevoir la troisième dimension (la profondeur), chose quasi impossible en photographie, art qui fige le réel (et l’embaume).
Autre chose que ce documentaire traduit de manière éclatante : le processus de gestation et de fabrication d’une œuvre. Un tapis de feuilles en dégradé, allant du rouge au vert, dans une anfractuosité n’a guère d’intérêt en photo. Les couleurs peuvent avoir été trafiquées à la palette numérique. Tandis que lorsqu’on voit Goldsworthy fabriquer un artefact à partir d’éléments trouvés dans son environnement, on réalise que l’œuvre est un aboutissement, pas juste un objet fini. C’est le travail, la difficulté et les tâtonnements qu’elle représente qui font sa valeur et sa puissance. Voir les formidables séquences au cours desquelles Goldsworthy tente d’édifier, en bord de mer, un cairn ovoïde l’une de ses formes fétiches avec des pierres. L’édifice s’effondre plusieurs fois, mais l’artiste remet inlassablement son ouvrage sur le métier avant d’aboutir à une forme stable et parfaite. L’œuvre obtenue n’est pas un simple tas de pierres esthétiquement disposées, c’est aussi la somme des efforts qu’elle a coûtés. Parfois elle subsiste, parfois elle disparaît quelques minutes après avoir été achevée.
En cela, Thomas Riedelsheimer donne à voir la forme d’art la plus modeste qui soit. L’antithèse absolue des pédantes pyramides défiant les millénaires. Exemple le plus délicat et gracile : le méandre serpentin qu’Andy Goldsworthy construit avec des stalactites de glace sur un rocher. Une frêle sculpture de glace dont seul le cinéma peut enregistrer la voluptueuse dégradation et les reflets changeants.
Goldsworthy est un artiste chaman qui œuvre de concert avec les éléments et l’environnement pour y imprimer sa présence éphémère. Un processus traduit de façon didactique et gracieuse dans le film de Riedelsheimer.
Vincent Ostria