Le jeune cinéaste thaïlandais surprend et séduit encore. Un film dans lequel sourd une violence allusive mais réelle.
Dans un hôpital de campagne, en Thaïlande, un jeune médecin est recruté par une jeune doctoresse. Elle repousse les avances de l’un de ses collègues et se souvient avec attendrissement de sa rencontre avec un expert en orchidées. Dans un hôpital moderne, la même jeune femme médecin recrute le même jeune homme que dans la première partie. Mais celui-ci va bientôt décider de retourner avec sa fiancée vivre à la campagne, aujourd’hui en pleine expansion industrielle. Pour tenter d’approcher – sur la pointe des pieds, pour ne pas l’abîmer – le nouveau film éminemment énigmatique, délicat et sensuel d’Apichatpong Weerasethakul, il faut peut-être commencer par dire que le cinéaste thaïlandais ne nous déçoit pas : tous les espoirs que nous avons mis en lui depuis les sublimes Blissfully Yours et Tropical Malady continuent à porter leurs fruits. Syndromes and a Century est un film fragile, sensible, sibyllin, et magnifique tout à la fois. De film en film, Weerasethakul semble à la fois poursuivre son sillon tout en l’approfondissant, réussissant toujours à éviter de se répéter, nous proposant à chaque fois de nouveaux charmes. Ce qui frappe d’emblée dans le film, c’est qu’il semble, du moins en apparence, être le plus doux de son auteur. Couleurs pastel (l’un des personnages déclare son amour pour tout ce qui est clair), et lumière tendre, reflets dans l’eau, chansons pop éthérées, travellings souples, sentiments délicats entre les personnages : nulle violence affichée ostensiblement. Apichatpong Weerasethakul possède par ailleurs un don incroyable, celui de trouver des symboles partout autour de lui : tout ce qui existe dans le monde (les objets, les paysages) peut devenir signe à tout moment – telle cette bouche d’aération autour de laquelle la caméra viendra tourner à la fin du film avant de s’en rapprocher et de s’y fixer. C’est ce qui rend le film envoûtant. Même si quelques éléments viennent immédiatement contredire cette apparente douceur des choses : il y a des annonces de ruptures, de distanciation, de violences à venir dans ces petites fictions alanguies et amoureuses, dans les yeux inquiétants de certains personnages (surtout dans la seconde partie du film), dans ceux d’une vieille dame qui soudain fixe la caméra – sans qu’on sache trop pourquoi – ou dans ceux d’un adolescent malade et buté. Comme si Weerasethakul, aimable dialecticien, glissait parfois un grain d’étrangeté dans ses plans lisses pour perturber nos habitudes de vision. Ainsi, pendant le générique, sur fond bucolique, on entend en voix off les acteurs vus pendant le prégénérique se plaindre de la répétitivité de leur métier… Cela dit, rien de surprenant : Weerasethakul nous a depuis toujours habitués à ce type de ruptures narratives. La coupure brutale – qui n’a d’égale dans aucun autre cinéma – lui tient lieu de signature, de geste artistique radical. Dans Blissfully Yours, le générique apparaissait au bout de trois quarts d’heure de film ; dans Tropical Malady, l’irruption d’un conte à la moitié du film changeait radicalement l’axe de la narration, jusque-là bien tranquille. Syndromes and a Century, lui, se joue sur deux époques à peine annoncées (les années 70 et aujourd’hui). Mais ce qui apparaît comme de plus en plus important dans le cinéma éminemment mythologique de Weerasethakul (au sens où il nous fait revenir sur les sources, les origines des choses), c’est la récurrence du corps dans tous ses états. Ses trois premiers films manifestent un grand étonnement, communicatif pour le spectateur, devant les métamorphoses du corps humain. Dans Blissfully Yours, la peau du héros se desquamait (un hommage involontaire à la célèbre métaphore du cinéma selon Bazin : “une desquamation du réel” ?), une jeune fille suçait son sexe comme s’il s’agissait d’un fruit exotique ; dans Tropical Malady, les personnages au sourire perpétuel se transformaient en animaux cruels. Dans Syndromes and a Century, des médecins – personnages inspirés directement des parents du cinéaste –, deux hôpitaux, sont au coeur du film. Certaines scènes se rejouent dans ces deux décors, ces deux époques, pareilles et en même temps un peu différentes, comme si le monde tournait en rond, l’histoire se répétait tout en se ménageant quelques variations inattendues, des libertés espiègles. Les corps s’incarnent, se réincarnent, sont malades, se traitent, se soignent, réagissent à l’amour, au désir. Au fond, le cinéma de Weerasethakul, avant d’être métaphysique ou cosmogonique, est psychosomatique, et c’est peut-être en cela qu’il nous touche aussi profondément. Ce qu’il décrit avec tant d’étonnement, de joie adolescente et incrédule, ce sont les réactions du corps aux excitations psychologiques – qu’elles soient induites par la personnalité, le karma, l’époque, la politique, l’environnement ou les autres, tout ce que l’on voudra. Il dit la magie des corps, l’incarnation (la réincarnation), l’imaginaire qui prend chair, les rapports intimes entre le corps et l’esprit (les esprits), les sentiments et la sexualité conçus comme une sorte de maladie bizarre, non pas seulement bénigne, mais aussi éventuellement bénéfique. Ce film, qui clôt ce qu’Apichatpong Weerasethakul conçoit aujourd’hui comme une trilogie (sur le cinéma, sur lui, sur ses parents), possède tous les atouts des deux précédents : c’est à une expérience unique, érotisante, presque aphrodisiaque que le jeune et déjà grand cinéaste thaï nous invite. Voici un cinéma formidable, sans pareil, sensuel, incroyable, jusque dans son mystère.