Spider-Man endosse son costume de justicier pour la troisième fois : plus sombre et plus amer. Et c’est sur lui que peu à peu se referme la toile.
Tandis que Spider-Man s’apprête à jeter sa toile pour la troisième fois sur l’ensemble de la planète, on apprend que ce dernier volet ne constitue en rien une clôture de la série, et que déjà un quatrième épisode est en cours d’écriture, qui verrait l’acteur Tobey Maguire et le réalisateur Sam Raimi rempiler pour de nouvelles aventures arachnéennes. C’est pourtant l’impression d’une trilogie pleinement achevée que procure ce Spider-Man 3 au scénario si obstinément conclusif. En effet, les trois films prennent en écharpe un temps particulièrement labile de l’expérience humaine, celui qui voit un sujet passer des limbes d’inconscience propres à l’enfance au scepticisme meurtri de la maturité. Sortie précipitée de l’enfance dans le premier Spider-Man, plénitude et ivresse de la jeunesse dans Spider-Man 2, résolution des traumas et entrée dans l’âge adulte pour Spider-Man 3, c’est la ligne de vie, tracée en trois méthodiques segments, du fragile Peter Parker.
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SENTIMENT ET RESSENTIMENT
En expulsant son héros de l’adolescence, la série opère elle aussi un déplacement : elle quitte les contrées radieuses de la comédie sentimentale et son incessant badinage pour labourer des terres infiniment plus noires et boueuses. Moins drôle, moins léger, plus du tout porté par une dynamique de la découverte et de l’émerveillement des premières expériences (l’amour, la responsabilité, le pouvoir de prendre en main son existence et l’ordre du monde), ce nouveau Spider-Man jette une lumière étonnamment sombre sur une série dont on avait tant aimé la grâce aérienne. Ce lest dramatique provient de plusieurs endroits. Les volte-face amoureuses avec Mary Jane n’occupent plus le centre du récit et prennent un tour plus amer, tandis que la rivalité qui oppose Peter au troisième homme de l’histoire, l’ex-meilleur ami Harry, devient un des enjeux majeurs du récit. La figure du triangle structure toujours la série (une fille et deux prétendants, un héros et toujours deux méchants), mais au classique triangle des sentiments succède celui du ressentiment. Car le ressentiment est le grand sujet de SpiderMan 3. Il y a d’abord celui de Peter. Le trauma de la mort de son oncle avait fait naître chez lui une vocation de justicier qui dans les deux premiers épisodes le conduisait à prendre en charge la protection de l’ensemble de la cité. En retrouvant sur sa route l’assassin de son oncle, le jeune homme est saisi à nouveau par une sourde colère, un désir noir de vengeance personnelle, qui substitue à l’idéal de justice un pur principe de loi du talion. Il y a ensuite Mary Jane, qui voit sa carrière de chanteuse contrariée par des critiques désastreuses et qui se retrouve brutalement chômeuse. L’autodépréciation la ronge et la rend désormais inapte à aimer Peter sans se sentir son inférieure. Il y a bien sûr Harry, toujours mû par le désir de venger son père. Mais aussi un jeune homme qui convoite l’emploi de photographe de Peter et une jeune fille qui prétend plutôt apprivoiser son cœur. Tous les personnages sont animés par la vengeance ou la jalousie. Ils ont vieilli et déjà les blessures d’orgueil, les premiers échecs ont entamé leur enthousiasme conquérant. Tout cela pourrait paraître bien abstrait et filandreux si Sam Raimi n’avait trouvé, pour incarner ce mal insidieux, une idée géniale : en faire un corps parasite, tout droit tombé des cieux, dont la survie passe par la capacité à envahir un organisme sain pour en exacerber le potentiel négatif. Selon le diagnostic expert d’un scientifique, cette saloperie flasque s’appellerait un “symbiote”. Mais, à l’écran, on ne voit vraiment qu’un pur grouillement numérique. Or un des faits marquants, depuis le début de la série des Spider-Man, est qu’aucun des adversaires de Peter Parker n’est un véritable méchant. Qu’il s’agisse du Bouffon Vert du premier épisode ou du docteur Otto Octavius dans le deuxième, à chaque fois ce sont des hommes bons qui se font dépasser, malgré eux, par leurs propres inventions technologiques. Le symbiote radicalise ainsi et simplifie ce parti pris moral, en même temps qu’il en clarifie la portée cinématographique.
JE NE SUIS PAS DES NUMÉROS
Des acteurs ordinaires recouverts et débordés par des effets spéciaux, c’est bien sûr toute l’histoire des super héros à Hollywood depuis la grande révolution visuelle de l’imagerie de synthèse. De Spider-Man à Blade, des Quatre Fantastiques aux X-Men, de Daredevil à Elektra, de Hellboy à Hulk, toute l’exploitation sur grand écran, depuis dix ans, du fonds de commerce Marvel dépend en effet entièrement de cette capacité inédite, accordée aux réalisateurs, de concrétiser à l’image les délires graphiques les plus fous des comic books. Parmi les cinéastes qui bénéficièrent de cette manne numérique, les plus talentueux se divisèrent en deux camps : ceux qui y virent simplement le moyen de donner la pleine ampleur de leur imagination poétique, au premier rang desquels Guillermo Del Toro, dont on ne se lasse pas de revoir le sublime Blade 2 ; et ceux qui décidèrent que ces superpouvoirs devaient devenir le sujet même de leur production, tel Bryan Singer. Toute la série des X-Men est ainsi traversée par une unique problématique à la fois politique (comment faire vivre ensemble l’humanité courante et ces êtres hybrides que sont les X-Men ?) et esthétique (comment faire fonctionner ensemble la mise en scène traditionnelle et ces “X-images” de l’imagerie de synthèse ?). Malgré une utilisation particulièrement sensible et délicate des effets spéciaux (en particulier ici la figure très émouvante de l’Homme-Sable), Sam Raimi fait indubitablement partie des seconds. Et le mot d’ordre de Spider-Man, “with great power comes great responsability” (“un grand pouvoir amène une grande responsabilité”), s’adresse aussi bien à son héros qu’au réalisateur lui-même. Mais à la différence de Singer, Raimi ne pense pas la révolution numérique sur le modèle de la mutation génétique et dans l’opposition d’un camp contre un autre. Le coup de force original du premier épisode de Spider- Man consistait, à l’inverse, à l’assimiler à une transformation ordinaire, par laquelle passe naturellement tout individu à un moment donné de son développement : la puberté. Ainsi, le passage de Peter Parker à Spider-Man était clairement associé aux fabuleuses métamorphoses du corps adolescent (les joyeuses éjaculations de toile auxquelles se livrait le garçon dans la solitude de sa chambre). Le problème n’était pas tant, alors, de devenir un “homme-araignée” mais déjà, et plus banalement, un “homme”. Cette volonté d’assigner les prodiges numériques à un processus naturel est précisément ce qui permettait au réalisateur d’aborder le blockbuster dans le prolongement direct du cinéma classique, comme la simple actualisation d’une forme traditionnelle de narration (la comédie romantique).
RETOUR DU REFOULÉ
Dans Spider-Man 3, le retour en force du refoulé numérique, comme pur principe d’étrangeté, et alien monstrueux (l’horrible symbiote), indique, hélas, que quelque chose n’avait pas été résolu dans cette digestion rapide de l’imagerie de synthèse par la structure narrative de la série. La mise en veilleuse de l’intrigue amoureuse teenage au profit des questions du père, de la filiation et du deuil est le signe le plus manifeste de cette pesanteur, d’une certaine lourdeur même, qui colle aux basques de cette Araignée moins virevoltante (et dans sa gravité nouvelle, le film évoque davantage l’œdipien et torturé Hulk d’Ang Lee que les deux premiers Spider-Man). Comme si, dans un geste lynchien à la Mulholland Drive, la version cauchemardesque des mêmes événements devait faire suite à leur version rêvée. Certes, le mouvement d’ensemble de l’épisode tend vers une pacification des conflits et le renoncement de la vengeance généralisé à tous les personnages. Mais cet apaisement, très scénarisé, n’enlève en rien l’impression que tout reste ici fondamentalement englué dans les rets d’une mauvaise répétition. Le film multiplie, de fait, les redites funestes (de la scène du baiser renversé à celle de l’enterrement) et les dédoublements dégradés (Bryce Dallas Howard et Topher Grace en copies ratées de Kirsten Dunst et Tobey Maguire). Jusqu’à un “happy end” rajouté très artificiellement après une première conclusion beaucoup plus sombre. Afin de se débarrasser du terrifiant symbiote, Spider-Man ne découvre, d’ailleurs, qu’un seul moyen : faire résonner, à s’en fendre les tympans, une cloche puis des barres tubulaires. Pour relâcher la mainmise du numérique sur le film et ses personnages, le secours ne vient plus ainsi de l’intérieur même du récit et de sa mise en image mais d’un autre principe tout aussi extérieur : un son informe. Du bruit industriel contre un visuel gélatineux, telle est la sombre alternative qui emprisonne dorénavant les perspectives trop humaines de l’Homme-Araignée. On attend, avec crainte et tremblement, le prochain épisode.
Jean-Marc Lalanne et Patrice Blouin
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