Un documentaire galvanisant, passionnant et salutaire sur l’un des mouvements sociaux les plus importants de la fin du XXe siècle.
Les Lip, l’imagination au pouvoir revient sur l’un des événements sociaux qui ont marqué profondément la société française (politiques de gauche et de droite, patrons, ouvriers) du début des années 70, événement qui occupa la une des journaux français (même parfois télévisés, à une époque où les médias publics étaient sous la coupe du pouvoir) et européens pendant plusieurs années, à savoir l’affaire Lip. A l’aube des années 70, les montres Lip sont le fleuron jalousé de l’industrie horlogère française, dont Besançon est la capitale. Un jour, le mégalomane Fred Lip vend son entreprise à une société suisse. Les représentants du syndicat principal (la CFDT), dès qu’ils comprennent que des centaines de gens vont être virés comme des malpropres, commencent, dans un réflexe (autres temps, autres moeurs…), par séquestrer les redresseurs… Comme les CRS menacent de tout casser, ils libèrent leurs “détenus” et optent pour une autre solution : constituer un trésor de guerre à l’aide des montres en stock. Puis ils vont occuper l’usine, reprendre le travail et la production, inventer des groupes de réflexions avec des non-syndiqués, créer sur le terrain l’autogestion au jour le jour. Leurs montres s’arrachent comme des petits pains, un mouvement de solidarité naît à travers toute l’Europe ; on vient de loin, cinq ans seulement après Mai 68, pour voir comment fonctionne ce laboratoire d’un avenir meilleur. L’Etat se réveille, les vire de l’usine, mais nos héros ont eu le temps de réfléchir, et forgent ce slogan génial qui va devenir une réalité : “L’usine se trouve là où se trouve ses ouvriers” ! Ils reconstituent donc l’usine Lip, disséminée cette fois-ci dans plusieurs endroits de Besançon. Viendront de nouvelles négociations avec le ministère de l’Industrie puis un repreneur (le patron de gauche Antoine Riboud). La société est reconstituée, mais l’arrivée au pouvoir de Giscard et Chirac va tout précipiter : en coupant l’un de ses principaux marchés robinets (celui des montres qui occupaient le tableau de bord des voitures Renault), le nouveau pouvoir coule la société Lip en signe de représailles (on a alors peur, chez les libéraux, qu’un tel mouvement puisse se généraliser). Christian Rouaud a retrouvé les acteurs emblématiques de l’affaire Lip : les leaders syndicaux, les cadres, les ouvriers (dont un prêtre dominicain, acteur important de l’affaire, sorte de théoricien du mouvement), les ministres et le bras droit de Riboud, des hommes ordinaires que cette lutte a métamorphosés à jamais – comme le montre excellemment le film. Grâce à leurs témoignages croisés – d’où toute langue de bois est proscrite (on ne nous cache pas les dissensions entre syndicats, les problèmes domestiques et privés qu’a entraînés ce mouvement de longue durée) – illustrés par des images d’archives parfois impressionnantes, nous découvrons des individus vivants, exaltés et exaltants, pragmatiques et modestes, souvent drôles, toujours émouvants, qui ont trouvé un sens à leur vie dans le collectif. C’est dire si ce film sage sur la forme, mais euphorisant, galvanisant sur le fond – et salutaire, en nos temps où des termes comme “lutte des classes” ou “syndicats” sont devenus à tort des sujets de dérision, où le capitalisme le plus violent se dissimule sous un déguisement libertaire, offre au spectateur une denrée rare et vitale : des IDÉES.