Tableau d’horreur et splendeur plastique. Ou comment ce que nous ingérons chaque jour est traité par l’industrie agroalimentaire.
Si le titre se réfère manifestement à la tradition chrétienne (“Donne-nous aujourd’hui notre pain quotidien”, phrase du Notre-Père), c’est ironique. En effet, ce que montre le film est le contraire du symbole du pain évoqué par la prière. Cadré au cordeau, dénué de musique et de commentaire, ce film regarde simplement, froidement, implacablement et fort esthétiquement comment les matières premières que nous ingérons chaque jour sont traitées par l’industrie alimentaire. Ce qu’on voit est à la fois effrayant et révolutionnaire. Effrayant parce que notre monde (occidental du moins) est une vaste chaîne dont nous ne sommes que des maillons. Révolutionnaire, car le film expose implicitement une contradiction liée à notre survie. Si, grosso modo, l’industrialisation de la planète est responsable de la dégradation de son environnement, cette réflexion ne doit-elle pas s’étendre à nos modes et systèmes d’alimentation ? Mais comment faire puisque c’est grâce à ces immenses usines de produits végétaux ou animaux qu’on peut se nourrir à moindre coût ? Revenir à une production à échelle humaine aurait des répercussions conséquentes sur nos porte-monnaie. Mais foin de débat économico-politique. Si le film induit et intègre un tel souci, c’est d’abord, comme toutes les grandes œuvres d’art polémiques, une réussite formelle, un impressionnant travail plastique. Sans bien connaître la filmographie de Nikolaus Geyrhalter, on se souvient d’avoir été épaté par la rigueur et la splendeur de son exploration de Tchernobyl et de la zone attenante désaffectée, dans son documentaire Pripyat (1998), formidable poème visuel en noir et blanc. Célébrant d’une certaine façon l’inverse de Tchernobyl, monde vitrifié, Notre pain quotidien décrit un organisme vivant, mais formaté, calibré, ordonné de la façon la plus rationnelle qui soit. Trois grandes catégories alternent à l’image : les animaux, soit triés, élevés dans d’immenses hangars (volailles), soit abattus, découpés en morceaux (bétail) ; les végétaux, soit cultivés en pleine terre, soit en serre, et leur récolte mécanisée ; enfin les employés à la maintenance de ces conglomérats agroalimentaires, soit travaillant comme des robots, soit se restaurant machinalement. On cadre souvent des allées à perte de vue dans leur profondeur, avec un sens étouffant de la symétrie. Cela a pour effet d’accentuer la contradiction criante entre la géométrie et le vivant. Le plus impressionnant est évidemment la partie animale. Voir traiter des êtres biologiquement proches des humains de manière aussi automatique et mécanique dérange. On n’ose pas vraiment le dire, mais ce système trop fonctionnel a quelque chose qui rappelle le processus industriel de la Shoah. Bien sûr, il n’y a pas de haine dans l’exploitation du monde animal et végétal, mais on ne peut pas impunément chosifier le vivant. Le film de Nikolaus Geyrhalter saisit d’admiration et alimente notre perplexité.