L’année de l’Arménie permet de redécouvrir l’oeuvre immense de Sergueï Paradjanov, plasticien inouï, poète insensé, martyr politique. Et le plus grand des grands cinéastes méconnus.
Les vrais artistes, visionnaires, démiurges totaux, ont quasiment disparu du cinéma. Autrefois, les frontières n’étaient pas si marquées entre les disciplines. Il n’était pas inconcevable qu’un plasticien lyrique comme Paradjanov soit issu d’une des plus grandes écoles de cinéma du monde, le VGIK. Mais si cet artiste hors catégorie a joui d’une certaine notoriété en France, ce n’est pas tant pour son œuvre que pour son statut politique. Il a été emprisonné dans les années 70 au moment même où l’intelligentsia européenne tournait le dos à l’URSS, encensée auparavant. Sakharov et Soljenitsyne étaient récompensés pour leur dissidence avec des prix Nobel, pendant que le menu fretin, dont Paradjanov, croupissait en prison comme en représailles. Paradjanov (russification de Paradjanian) est né dans la vaste communauté arménienne de Géorgie en 1924. Sans connaître la langue de ses ancêtres, ni leur pays (il le découvrira sur le tard et y mourra en 1990), il va graduellement s’éloigner de la grammaire soviétique pour créer une œuvre en prise avec les traditions des régions où il tourne (Ukraine, Géorgie, Azerbaïdjan). Artiste pluriethnique, musicien, plasticien, peintre, il doit en partie sa tournure d’esprit au fait que son père était antiquaire. Un contact précoce avec les objets d’art a façonné son goût pour les collections. Il a inspiré sa pratique stakhanoviste des collages, qui tiennent de l’art conceptuel et du folklore naïf ; des films compressés, que Paradjanov bricolait lorsqu’il ne pouvait pas tourner (en prison notamment). Découvert dans les festivals avec Les Chevaux de feu (1965), Paradjanov sera pour l’Occident le premier symbole officiel de l’oppression des artistes soviétiques. Son chef-d’œuvre est désavoué par Moscou parce qu’il est tourné en dialecte houtsoul (des Carpates ukrainiennes) et non doublé en russe, et par lui-même parce que raccourci contre son gré et peu conforme au cinéma radicalement non discursif qu’il envisage… En 1974, il est incarcéré en Ukraine pour des motifs fallacieux (“commerce illicite d’objets d’art, homosexualité, agression d’un fils de dignitaire du régime”). Médias et comités se déchaînent en France (le tout-Paris y participe : Yves Saint Laurent, Sagan et surtout Aragon). On reproche à son travail de promouvoir le nationalisme. A l’époque, il a déjà tourné en Ukraine l’essentiel de son oeuvre : six longs métrages. Ses films sont assez proches du réalisme socialiste jusqu’à la rupture des Chevaux de feu. C’est la version courte des Ombres des ancêtres oubliés, ovni baroque mêlant mythologie païenne et récit romantique. On a parlé de “Roméo et Juliette des Carpates”, mais ce conte déborde la geste shakespearienne par sa sécheresse primitive proche de la tragédie grecque. Le filmage est au diapason, sauvage et hétérogène, mélange d’expressionnisme et d’impressionnisme. Cette œuvre, d’une modernité absolue à force d’excéder l’archaïsme, se joue de tous les codes. Elliptique, exubérant, antipsychologique, entre Eisenstein et Tarkovski, c’est un opéra paysan ponctué de rites religieux, chœurs envoûtés et musiques païennes à l’unisson avec la nature. Mais le cinéaste, libéré de l’académisme soviétique, ne se sent pas encore en pleine possession de ses moyens. Sans doute parce qu’il a dû composer avec Iouri Ilienko, chef opérateur qui lui a imposé son style agité. Or Paradjanov s’intéresse moins au cinétisme qu’à la peinture primitive, aux arts populaires. Après Les Chevaux de feu, il tourne en Géorgie des films dépouillés ignorant la narration classique et atteint son apogée avec Sayat nova, inspiré de la vie d’un poète arménien mort en Géorgie. Au lieu d’un récit linéaire, il opte pour une série de tableaux de la vie du poète. Alors que tous les cinéastes se défendent de faire un cinéma figé, lui le revendique fièrement : “Il m’a semblé qu’une image statique, au cinéma, peut avoir une profondeur, telle une miniature, une plastique, une dynamique internes…” Il opte pour des images frontales, filme les humains en natures mortes, accumule les informations ésotériques. Après ses séjours en prison, dont il sort malade en 1982 (diabétique, un poumon détruit, un cancer en route), il tourne deux ultimes splendeurs : La Légende de la forteresse de Souram (1985) et Achik Kerib (1988), équivalents des miniatures turques et persanes. Tout de plans larges fixes et frontaux, le cinéma déconstruit et alchimique de La Légende… reconstitue l’art d’avant la Renaissance, un expressionnisme archaïque où le symbole, le signe sont plus importants que texte et parole. Des rébus, des puzzles, qui ont toute la grâce des arabesques de l’Orient. D’ailleurs, Achik Kerib s’approche de l’esprit des Mille et une Nuits : un troubadour y tombe amoureux de la fille d’un riche marchand et décide, pour l’épouser, de faire fortune à travers le monde… L’essentiel pour Paradjanov n’était pas la narration mais le précipité sémantique, la vision, l’image. Il disait s’inspirer de ses rêves et ne pas distinguer tableau et film. Il débutait le tournage de La Confession, une allégorie ouvertement politique cette fois, quand il a été emporté par la maladie.
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