Avec sa sensibilité coutumière, André Téchiné replonge dans les
premières années de l’épidémie de sida et signe un film feuilletonesque précis
et poignant.
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A l’heure où l’intervention limpide de Pascale Ferran lors de la cérémonie des César vient redonner une nécessité nouvelle à un cinéma dit du milieu, voilà que surgit un film qui par son ambition incarne de façon parfaitement contemporaine cet idéal d’un cinéma d’auteur à vocation populaire, qui de “Renoir à Truffaut, de Becker à Resnais” (selon la cinéaste, lire p. 28), constitue l’artère vitale du cinéma français. Le milieu, ce n’est en rien une voie moyenne, un alliage habile.Cest une façon d’occuper le entre, de s’approprier les atours de l’industrie ses vedettes, ses talents) pour les incorporer dans une vision totalement personnelle. C’est aussi une façon d’intervenir dans le présent, de prendre en charge des questionnements propres à concerner l’audience la plus large. Du cinéma d’André Téchiné, on a souvent valorisé les qualités romanesques, l’intelligence de la construction des récits, l’aptitude à donner vie à des personnages complexes et profonds, et celle à les incarner grâce à un travail exemplairement rigoureux sur la direction d’acteurs. Mais ce goût de la volute narrative, de l’invention scénaristique ne doit pas masquer chez le cinéaste une vraie préoccupation réaliste, un désir têtu de rendre compte de l’actualité sociale et politique. Les Innocents en son temps (1987) radiographiait la montée de l’extrême droite et les tensions liées à l’immigration. Plus récemment, Loin (et dans une moindre mesure Les temps qui changent) analysait finement les inégalités concernant la question de la liberté de circulation. Aujourd’hui, Les Témoins retrace le cheminement de l’épidémie de sida dans les espaces privés et publics. Si la séropositivité avait déjà constitué le motif central de films marquants (Les Nuits fauves, Jeanne et le garçon formidable, Son frère), elle avait toujours été envisagée du point de vue du malade – et de son entourage immédiat. Le film de Téchiné innove en ce qu’il fait coexister le drame individuel et les questions collectives qu’il soulève. Cette histoire-là, celle de l’incompréhension des médias, de la répression par les forces de l’ordre des “catégories à risque”, de la progressive constitution de réseaux associatifs et de la mise en place de mesures sanitaires, est restituée avec une précision documentaire, un souci d’exactitude proche de l’enquête journalistique, tout à fait impressionnants. Sur ces fondations historiographiques se dresse un récit se développant en toile et tressant dans ses fils plusieurs lignes de vie. Celle d’abord d’un jeune provincial venu à Paris au milieu des années 80, porté par son désir d’accumuler des expériences nouvelles, de vagabonder entre différents milieux et d’y multiplier les rencontres. A cette figure téchinéenne type (Rendez-vous, J’embrasse pas, Alice et Martin), l’attachant Johan Libereau donne une véritable fraîcheur et une réelle singularité. Autour de lui se croisent un inspecteur de la brigade des mœurs (Sami Bouajila, vraiment éblouissant), son épouse (Emmanuelle Béart), romancière qui écrit des livres pour enfants mais peine à assumer sa jeune maternité, et aussi un médecin homosexuel (Michel Blanc, égal à lui-même, mais cette fois dans un grand film), qui s’éprend du jeune homme. Le premier mouvement du film trace des lignes de désir contradictoires entre ces différents pôles, dans une pure logique de dépense et d’affolement. Le second, avec l’irruption de la maladie, redistribue les places et les liens, et amène chacun à se déterminer avec fermeté sur des sujets qui prennent les passions de vitesse : la prise de conscience d’être mortel, la relativité de toutes les questions ne concernant pas la survie. Les morts annoncées qu’on accompagne, les vies qu’on sauve (d’une noyade, d’un suicide programmé), celles qu’on retrouve (comme la vie amoureuse dont on avait fait son deuil et qui resurgit grâce à une rencontre tardive) ou qu’on accepte (celle donnée à un nouveau-né, que la jeune mère n’accueille vraiment qu’après un détour par sa propre enfance), c’est le sujet d’une infinie ampleur des Témoins. Dans ce mouvement d’embrassement, le film joint tous les âges de l’existence, le mélodrame et la comédie, la création littéraire et l’opéra, les fonds sous-marins et les envolées en plein ciel,sans rien perdre de sa cohérence et de son harmonie. Fébrile mais souverain, douloureux mais sage, à la fois magnifique et indispensable.
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