Le 17 octobre 1961, à Paris, des dizaines d’Algériens furent assassinés par la police de Papon. Un épisode longtemps occulté de la guerre d’Algérie, qui resurgit dans Nuit noire, une fiction juste et efficace, entre romanesque et histoire.A l’inverse de la guerre du Vietnam, sur laquelle de nombreux films américains ont permis de construire une […]
Le 17 octobre 1961, à Paris, des dizaines d’Algériens furent assassinés par la police de Papon. Un épisode longtemps occulté de la guerre d’Algérie, qui resurgit dans Nuit noire, une fiction juste et efficace, entre romanesque et histoire.
A l’inverse de la guerre du Vietnam, sur laquelle de nombreux films américains ont permis de construire une mémoire active, la guerre d’Algérie n’a jamais pu compter sur le cinéma français comme « valeur de catharsis », selon l’expression de l’historien Benjamin Stora. Si, dans les années 60, quelques films ont évoqué le conflit en mettant en scène de jeunes hommes mobilisables sur le front algérien (Les Parapluies de Cherbourg de Demy, Adieu Philippine de Rozier, Cléo de 5 à 7 de Varda, Muriel ou le Temps d’un retour de Resnais…), ils furent rares à se frotter à la matière même de la guerre, en particulier la torture : La Bataille d’Alger de Gillo Pontecorvo, La Dénonciation de Jacques Doniol-Valcroze, Avoir vingt ans dans les Aurès de René Vautier, et, plus tard, R.A.S. d’Yves Boisset ou La Question de Laurent Heynemann. Depuis, plusieurs documentaires (La Guerre sans nom de Bertrand Tavernier et Patrick Rotman, les enquêtes d’André Gazut…) ont montré une prise en compte sincère bien qu’encore marginale par le cinéma et la télévision de la spécificité d’une guerre dont les plaies n’ont pas fini de cicatriser des deux côtés de la Méditerranée.
De ce point de vue, le téléfilm Nuit noire, produit par Canal+ (Fabrice de la Patellière) et Cipango (Thomas Anargyros et Edouard de Vésinne), prolonge et surtout élargit une histoire visuelle de plus en plus dense, qui agit comme un véritable « facteur de représentation », et non plus seulement comme un « mode de représentation » de la guerre, selon le souhait de Stora. Avec cette sombre et magistrale fiction écrite par Patrick Rotman, le réalisateur Alain Tasma touche à une question à la fois ponctuelle et occultée de la guerre d’Algérie : les événements du 17 octobre 1961. Cette nuit-là, des dizaines (voire des centaines, personne ne le sait précisément) de « Français musulmans d’Algérie » furent abattus comme des chiens et jetés dans la Seine par les forces de police, alors qu’ils manifestaient pacifiquement dans les rues de Paris pour protester contre le couvre-feu imposé par le préfet de police Maurice Papon.
APRES LA NUIT, LE SILENCE
A l’époque, rares furent ceux qui dénoncèrent les tueries. Seul le cinéaste Jacques Panijel réalisa, dès le lendemain, un film sur l’événement, Octobre à Paris (resté invisible en salle), mêlant une reconstitution des massacres et des plans des bidonvilles de Nanterre ou du centre de torture de la rue de la Goutte-d’Or. A part les écrits de quelques auteurs courageux et lucides comme Pierre Vidal-Naquet (qui en parlait déjà dans La Torture dans la République), le silence resta longtemps de mise sur ces faits, qui souvent se confondirent étrangement dans les représentations et les mémoires avec les neuf morts du métro Charonne (le 8 février 1962). Il faudra attendre une vingtaine d’années pour voir enfin la vérité rétablie dans ses grandes lignes, avec le dossier publié dans Libération en 1981, et les travaux de Mehdi Lallaoui, Anne Tristan, Michel Levine, François Maspero, du photographe Elie Kagan et surtout de Jean-Luc Einaudi (La Bataille de Paris) et Olivier Le Cour Grandmaison, qui retracèrent de manière très précise et documentée cette nuit funeste.
C’est à partir de ce corpus, étoffé au fil des ans, que Patrick Rotman a écrit le scénario de Nuit noire, en collaboration avec François-Olivier Rousseau et Alain Tasma. « Je me souviens très bien de cette époque : j’avais alors 11 ans, j’habitais dans une banlieue ouvrière, je voyais ces ouvriers algériens qui partaient la tête couverte de pansements, confie Rotman, dont le premier livre, en 1979, parlait déjà des porteurs de valises pour le FLN. Aussi loin que je remonte dans mes souvenirs d’enfance, j’ai le sentiment d’avoir toujours connu cette nuit noire. D’emblée, j’ai su que je ne voulais surtout pas exposer un seul point de vue sur l’événement. Ce qui m’intéressait, c’était de replacer cette tragédie dans un contexte politique, éclairer les mécanismes de l’engrenage, à travers une construction en mosaïque, où tous les personnages sont entraînés malgré eux, comme aimantés par une trajectoire. »
AVANT LA NUIT, LES TENSIONS
Cette sinistre trajectoire ressemble à la dérive programmée d’une ligne politique imposée par l’Etat français. En octobre 1961, la tension est à son comble en France et en Algérie. Les négociations entre le gouvernement français et le gouvernement provisoire algérien ont été interrompues en juillet. Les pourparlers reprennent en secret, dans un rapport de force continu. A Paris, quelques commandos du FLN se battent contre la police, très remontée contre les indépendantistes algériens, surtout depuis que plusieurs flics ont été tués (onze morts entre fin août et début octobre).
Alain Tasma restitue parfaitement ce climat de violence latente dans la première partie du film, qui met progressivement en place à la fois chacun des personnages et les ressorts dramatiques qui vont les rattacher à la nuit elle-même. Du policier de base apolitique et apeuré au flic ultra facho, de la militante porteuse de valises (Florence Thomassin) à l’institutrice bonne mais naïve (Vahina Giocante), de la journaliste peu concernée par la guerre mais témoin des massacres (Clotilde Courau) au policier heurté par les comportements de ses collègues (poignant Serge Riaboukine), du jeune ouvrier algérien en voie d’intégration (Ouassini Embarek) au chef intransigeant du FLN de Nanterre, tous les personnages sont soit des victimes, soit des criminels ce 17 octobre 1961, où dès la fin de l’après-midi des « rafles » sont organisées pour empêcher les rassemblements prévus sur les grands boulevards, les Champs-Elysées et la place Saint-Michel.
Le Palais des sports et le stade de Coubertin ont été réquisitionnés pour interner les Algériens raflés. Dans la cour de la préfecture de police, certains sont roués de coups. Beaucoup d’autres sont jetés dans la Seine. Maurice Papon (interprété par un Thierry Fortineau glaçant et alourdi, très convaincant), dont la responsabilité dans le déclenchement de la violence fut décisive, n’avait-il pas prévenu ? « Pour un coup reçu, nous en porterons dix. »
DES PERSONNAGES COMPLEXES
Si Tasma ne fait l’impasse sur aucune de ces scènes d’horreur, montrant les arrestations, les coups de feu, les coups de bâton, les insultes racistes, il concentre la majeure partie du film sur ce qui les précède. Comme si la nuit du 17 octobre 1961 avait été « répétée » durant des mois, en douce. Le film abonde ainsi en instants creux qui, assemblés les uns avec les autres, dessinent les contours d’une explosion presque prévisible. Tous les personnages révèlent dans leur cadre de vie respectif l’état pathologique d’un pays d’abord en guerre avec lui-même, dans l’incapacité qu’il est d’exorciser sa peur du lendemain, sa peur de l’autre.
La force du film tient ainsi à la jonction juste et efficace de sa part romanesque, avec des personnages crédibles et d’une réelle épaisseur, et de sa part historique, fondée sur un long travail d’enquête en amont. Nuit noire évite l’écueil du film purement illustratif, qui se contenterait de mettre en images un corpus historique, pour suivre la voie, fragile et périlleuse, de l’imaginaire, de l’invention de récits particuliers qui en eux-mêmes « racontent » une page d’histoire sombre comme la nuit qui les engloutit.
Grâce à une irréprochable direction d’acteurs tous impeccables dans la manière d’exprimer leur complexité intérieure , grâce à un filmage sobre et posé, sans effets apparents, grâce à un travail précis sur la lumière (tout le film baigne dans des demi-teintes presque fades, comme à la tombée de la nuit, où les détails, encore visibles, s’effacent devant l’obscurité qui gagne), grâce encore à la fluidité d’un récit composite et cohérent à la fois, Alain Tasma et Patrick Rotman donnent un souffle inédit à la fiction télévisée, enfin concernée par ce que l’Etat a intérêt à occulter : la manifestation la plus acharnée de son système répressif.
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