LE DICTATEURD’abord une biographie, pas rigolote mais très scrupuleuse, écrite par un de ses spécialistes, David Robinson ; ensuite la nouvelle édition de Chaplin, la grande histoire, livre qu’a consacré Christian Delage au Dictateur et dont nous avions fait l’éloge mérité lors de sa première publication en 1998 ; enfin un bel album de photos […]
LE DICTATEUR
D’abord une biographie, pas rigolote mais très scrupuleuse, écrite par un de ses spécialistes, David Robinson ; ensuite la nouvelle édition de Chaplin, la grande histoire, livre qu’a consacré Christian Delage au Dictateur et dont nous avions fait l’éloge mérité lors de sa première publication en 1998 ; enfin un bel album de photos contenant quelques perles (comme ce cliché extraordinaire de Chaplin à 29 ans qui le montre une fois n’est pas coutume mal rasé et sans cravate). Mais surtout, ressortie en salles depuis mercredi dernier dans de superbes copies du Dictateur, dont le DVD en version restaurée sera bientôt dans les bacs.Inutile sans doute de présenter Le Dictateur, de répéter qu’il faut voir ce chef-d’œuvre du cinéma sur un grand écran, de redire le génie comique et ravageur de Chaplin, d’expliquer pour la énième fois comment et pourquoi Le Dictateur est le ring où Chaplin reprend à Hitler la moustache que ce dernier lui avait volée (théorie qui m’a toujours paru spécieuse et très dérisoire). Il est au moins aussi inutile de répéter ce que tout le monde sait, que Chaplin n’est sans doute pas le filmeur le plus adroit et le plus élégant qui soit, pas toujours non plus le meilleur dialoguiste dès qu’il s’écarte du comique, mais qu’il est, malgré ou à cause de cela, et sans conteste, l’un des plus grands cinéastes qui aient jamais existé (si l’on devait le comparer à un pianiste de jazz, on penserait plutôt à Monk qu’à Bill Evans). On reste admiratif devant sa maîtrise de l’ellipse et, plus généralement, devant la liberté qu’il s’octroie de mener ses récits comme et où il l’entend, même dans les contrées de l’invraisemblance, sans que jamais le spectateur s’en alerte outre mesure. Sa façon de faire fi des règles et modes du cinéma de son temps force aussi le respect. J’aimerais pourtant m’attarder sur deux points précis. A chaque fois que je vois Le Dictateur, je suis étonné de constater que le petit soldat du début du film n’est pas le futur dictateur Hynkel, mais le barbier juif (Chaplin ne lui donne pas d’autre nom il est vrai que celui-là, forcément biblique, lui suffit amplement) et que le discours édifiant, quoique émouvant, de la fin n’est pas dit par un Hynkel venu soudain à la raison ou tout au moins à des positions pacifiques, mais toujours par le même barbier que le hasard a mis à la place du tyran.
Je sais bien pourquoi cette confusion et cet oubli récurrent s’opèrent. Parce que Chaplin l’a voulu, parce que les deux rôles principaux sont joués par le même acteur, bien sûr, parce que Chaplin joue sans cesse sur cette double identité et sur sa ressemblance pilaire avec Hitler, jusqu’à sans doute tenter de nous suggérer que Hynkel et le barbier, que Hitler et un Juif, au fond, c’est (presque) la même chose, deux faces de la même humanité. Mais aussi parce que Le Dictateur parle du cinéma lui-même, d’une de ses caractéristiques fondamentales, qui est… le retour du même. Dans Le Dictateur, il y a déjà du Vertigo… Le cinéma, antibiblique, lui, frondeur comme il peut l’être, ne laisse jamais les morts enterrer les morts… Mais il faut attendre le coup de génie et de force de ce film sans véritable dénouement le discours final et l’interpréter pour comprendre ce qui se joue devant nous. Quand le dictateur et le barbier pour poursuivre l’hypothèse d’André Bazin qui qualifiait ce « plan interminable et trop court à (son) gré » de « psychanalyse cinématographique » se fondent pour montrer le vrai visage, pâle et suintant sous les fards, de leur créateur, et qu’il nous parle avec une voix d’outre-tombe presque plus effrayante que celle de Hynkel vitupérant contre les Juifs, on en a la certitude : cet homme voit déjà les enfers…L’habitude critique veut qu’on dise que Chaplin prête au petit barbier juif les traits de Charlot. Je crois qu’il est possible d’aller plus loin et d’inverser les termes de la proposition : lorsque Chaplin, à la 22e minute du film, entre par le fond droit de l’écran en costume de Charlot (canne de jonc, chapeau melon, pantalon trop large, petit gilet, etc.) et que le récitant nous le présente comme le soldat que nous avons vu participer à la Première Guerre mondiale pendant les vingt et une premières minutes tout en le désignant pour la première fois sous le nom commun de « barbier juif », le doute n’est, me semble-t-il, pas permis : Charlot + Juif = Charlot est juif. CQFD. Et, bien évidemment, ce n’est pas rien.
Car cela signifie que Chaplin, en 1940, plus de vingt-cinq ans après avoir créé le personnage le plus connu et le plus populaire de toute l’histoire du cinéma (peut-être le seul vrai personnage de cinéma), au moment où l’antisémitisme est le plus virulent en Europe, alors que rien ne prouve que les Etats-Unis entreront un jour dans la guerre contre le nazisme et le fascisme, que les politiques américains, les diplomates allemands mais aussi anglais tentent, souvent sans illusions sur leurs chances de réussite, de le décourager de tourner un film contre Hitler, eh bien, Chaplin persiste et signe, réalise contre vents et marées un film où non seulement il ridiculise Hitler, mais aussi où il montre au monde entier qu’il restera toujours, par l’intermédiaire de son alter ego, dans le camp des opprimés.
Sans doute Chaplin était-il un peu mégalomane et on le serait à moins : sa célébrité et surtout celle de Charlot auquel on identifiait bien sûr ce petit comédien anglais qui avait connu une enfance miséreuse était telle que des foules innombrables venaient l’acclamer partout où il apparaissait.
Mais Le Dictateur nous donne malgré tout une idée très précise de la façon dont fonctionne Chaplin en cette année 1940, de sa vision du monde et de la foi qui l’anime, ainsi que de l’acuité avec laquelle il pressent les drames qui vont se jouer, les horreurs qui vont se dérouler pendant la Seconde Guerre mondiale naissante. Il comprend ou décide qu’il est temps de prendre parti, de s’engager et d’engager avec lui ce qui lui est forcément le plus cher, qui lui a apporté succès, renommée, richesse, et qui est un peu lui-même sans l’être tout à fait : Charlot. Ce Charlot, dans lequel tous les opprimés du monde se reconnaissent et dont Chaplin a bien senti, au cours de ses voyages des années 30 en Europe et en Asie, qu’il ne lui appartenait plus tout à fait, qu’il était à tout le monde, à ceux qui avaient fait son succès, qui l’avaient pour ainsi dire fait. Résultat : Le Dictateur rencontrera un grand succès dans le monde, mais c’est aussi le dernier film où apparaît Charlot.
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A voir : Le Dictateur, édition double DVD et édition collector (MK2 éditions) à partir du 6 novembre.
A lire : Chaplin, la grande histoire de Christian Delage (éditions Jean-Michel Place), 144 pages, 32 Û.
Chaplin de David Robinson (éditions Ramsay Cinéma), 552 pages, 25 Û.
Charlie Chaplin, un album photo, sous la direction de Michel Comte (éditions Steidl), 220 photos, 50 Û.Quoi de neuf ? Charlie Chaplin, bien sûr, avec une riche actualité : Le Dictateur sur grand écran et bientôt en DVD et des livres en pagaille. Pour redécouvrir un grand cinéaste, trop souvent relégué derrière la silhouette de Charlot.
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