Enfant terrible du théâtre italien dans les années 60, Carmelo Bene fut également l’auteur-acteur d’une poignée de films splendides. Après quelques films, Carmelo Bene (1937-2002) décida d’abandonner son activité cinématographique au profit du théâtre et de l’opéra. Ce n’est que peu de temps avant sa mort qu’il termina le montage d’Otello, filmé en 1979 dans […]
Enfant terrible du théâtre italien dans les années 60, Carmelo Bene fut également l’auteur-acteur d’une poignée de films splendides.
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Après quelques films, Carmelo Bene (1937-2002) décida d’abandonner son activité cinématographique au profit du théâtre et de l’opéra. Ce n’est que peu de temps avant sa mort qu’il termina le montage d’Otello, filmé en 1979 dans les studios de la RAI, avec cinq caméras vidéo. Il nous reste donc à revoir ces films et, pour la plupart des spectateurs longtemps privés de ces incroyables splendeurs, à les découvrir.
Avant d’être le cinéaste le plus original de sa génération, l’enfant terrible Bene fit souffler un vent de modernité et de génie sur un théâtre italien croulant sous son propre académisme. Il inaugura avec fracas sa carrière théâtrale à Rome, en 1959, en interprétant le Caligula d’Albert Camus, puis mit en scène de nombreux textes classiques de façon révolutionnaire. Il débuta au cinéma en jouant Créon dans œdipe Roi de Pasolini en 1967, avant de passer lui-même à la réalisation.
Les films de Carmelo Bene sont des cérémonies d’inspiration mythique ou historique, qui superposent les dispositifs baroques dans un foisonnement de visions morbides et de postures délirantes. Ils empruntent sujets, langues et musiques au patrimoine culturel mondial, avec une prédilection pour les auteurs fin de siècle, l’opéra italien mais aussi des textes contemporains (Roland Barthes dans Capricci) ou la chanson de variété. Son chef-d’œuvre inaugural, Notre-Dame des Turcs (1968) s’offre à nos yeux et à nos oreilles comme une rêverie autour de la prise d’Otrante par les Turcs, au cours de laquelle furent martyrisés huit cents chrétiens. Viennent ensuite Capricci (1969) avec Anne Wiazemsky, d’après La Bohème de Puccini ; Don Giovanni (1970), d’après Le Plus Bel Amour de Don Juan de Barbey d’Aurevilly ; Salomé (1972) d’après Oscar Wilde, avec la superbe Veruschka (le top model de Blow up), chauve pour l’occasion, et enfin Un Hamlet de moins (1973) relecture paroxystique de Shakespeare via Jules Laforgue.
Ces films sont des cristaux cinématographiques uniques, égarés dans le cosmos : ils ne s’apparentent que superficiellement à l’euphorie créatrice du nouveau cinéma de la fin des années 60 et aux œuvres des cinéastes esthètes de la même époque Werner Schroeter, Philippe Garrel ou Kenneth Anger. Dans un poème, Henri Langlois comparait les films de Bene à des pâtisseries aux saveurs mélangées, et parlait de films remplis de cailloux. Les uns s’y brisent les dents, les autres s’en emparent et en font des rubis. Deleuze aussi usait de la métaphore minérale en intronisant Bene comme « un des plus grands constructeurs d’image-cristal » : « C’est toute l’image qui bouge ou palpite, les reflets se colorent violemment, les couleurs elles-mêmes cristallisent… » (in L’Image-temps).
Le cinéma de Bene oscille en permanence entre la parodie et la tragédie, le grotesque et le sublime, la profanation et la vénération. Si ses films empruntent des voies sensorielles, il n’y est cependant pas uniquement question de recherche esthétique malgré la somptuosité des images mais plutôt d’un travail sur l’exténuation des corps et des voix. Carmelo Bene, interprète principal de tous ses films, promène sa silhouette bariolée, sa gueule enfarinée, avec une agitation frénétique. Il est à rapprocher de ces acteurs-réalisateurs, comme Buster Keaton, Charles Chaplin ou Jerry Lewis, qui habitent physiquement leur œuvre, leur insufflent une énergie directement corporelle.
Dans Notre-Dame des Turcs, Bene inflige à son propre corps les stigmates de l’Histoire, décline sur lui-même les motifs de la souffrance et de l’épuisement : il tombe à répétition d’un balcon, voit son corps empêché par des bandelettes de momie, puis par une armure de fer qui gêne considérablement une étreinte amoureuse. Dans Salomé, il campe un Hérode lépreux épluché comme un oignon, auquel on enlève plusieurs couches de peau morte.
Bene adore la tragédie, mais se délecte aussi du gag, et du gag au gore, il n’y a qu’un pas. Les amateurs de films burlesques et d’horreur auraient tout à gagner à s’aventurer du côté de ce cinéma outrageusement artiste. C’est la grande force des films de Carmelo Bene, maelströms d’images et de sons, mais surtout de sensations et de réactions (l’hilarité, l’éblouissement, l’effroi), que de mêler culture haute (peinture, opéra) et culture basse (pantomime), raffinement décadent et trivialité. Loin d’être des créations intellectuelles, de simples provocations, les films de Carmelo Bene constituent avant tout des expériences limites, qui exigent du spectateur à la fois son endurance physique et sa disponibilité sensuelle. Il s’agit du seul véritable cinéma de la cruauté, rêvé par Antonin Artaud, auquel Carmelo Bene a donné vie le temps d’une œuvre fulgurante.
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