L’économiste et philosophe Frédéric Lordon déploie une critique radicale de la pensée libérale et du capitalisme financier depuis près de vingt ans. Il éclaire encore notre époque dans un nouveau livre ambitieux, « La Société des affects ».
Economiste, philosophe, sociologue, dramaturge… Frédéric Lordon circule aisément entre plusieurs statuts, manie les mots, concepts, idées ou chiffres en choisissant de les décupler dans un même geste plutôt que de les découper en sous-catégories rigides. Un dramaturge espiègle se cache chez le sociologue objectif, un philosophe classique éclaire l’économiste hétérodoxe. En assumant de jouer avec les frontières figées du théâtre de la pensée, en revendiquant la nécessité de ne pas céder au didactisme simplificateur exigé par la sphère médiatique, Frédéric Lordon reste un intellectuel aussi discret que central dans le paysage de la pensée.
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
A la mesure de sa rareté, sa parole médiatique fait pourtant à chaque fois du bruit et titille ses ennemis, dont beaucoup d’économistes écoutés dans les antichambres du pouvoir. Un passage éclair sur le plateau de Ce soir (ou jamais !) au moment de la crise des subprimes, quelques interventions dans des documentaires (Les Nouveaux Chiens de garde…) et des émissions sur internet (Arrêtsurimages.net), des prises de parole dans des journaux (dans Marianne, face à Emmanuel Todd, il y a quelques semaines…) ont révélé la puissance iconoclaste de ses visions à un public plus large que celui des arides travaux universitaires. Il suffirait pourtant de se plonger dans ses livres pour mesurer combien sa pensée touche à des questions essentielles nous concernant tous. De Fonds de pension, piège à cons ? (2000) à D’un retournement l’autre – Comédie sérieuse sur la crise financière, en quatre actes et en alexandrins (2013) en passant par Et la vertu sauvera le monde… Après la débâcle financière, le salut par ‘l’éthique’ ? (2003) ou Jusqu’à quand ? Pour en finir avec les crises financières (2008), tous ses essais déconstruisent magistralement les règles du capitalisme financiarisé.
La singularité de son analyse critique du capitalisme actionnarial et des marchés financiers repose sur ses références répétées à la philosophie de Spinoza, dont les fondamentaux lui servent à penser son époque autant que ceux de Foucault, Mauss, Durkheim ou Bourdieu. Une passion spinoziste qui se déploie dans des recherches sur l’autonomie, la confiance, le statut de l’étranger, le conflit, la précarité, le don, le care…
Son nouvel essai, sous la forme d’un manifeste théorique d’explication du monde social, La Société des affects – Pour un structuralisme des passions, porte la marque de cette affection particulière pour le philosophe hollandais du XVIIe siècle. D’emblée, Frédéric Lordon avance que “la société marche aux désirs et aux affects” mais en reconnaissant que, paradoxalement, “les sciences sociales ont un problème avec le désir et les affects”. Construites comme sciences des faits sociaux, et non des états d’âme, elles portent une méfiance légitime envers toute forme de psychologie sentimentale. Pourtant, depuis quelques années, le paysage des sciences sociales vit “un tournant émotionnel”. Nous redécouvrons les émotions, le sujet fait son retour, l’individu est remis au coeur du paysage politique : on s’intéresse à nouveau à ses sentiments après avoir décortiqué ses actions ou ses discours.
Or, selon Lordon, ce regain d’intérêt est ambivalent, en ce qu’il masque la puissance des structures et des institutions, qui comptent autant que les affects dans la compréhension de nos actes, gestes et pensées. “Les affects ne sont pas autre chose que l’effet des structures dans lesquelles les individus sont plongés”, précise-t-il, en reliant Spinoza à l’autre penseur-clé de son système analytique, Pierre Bourdieu. Le “structuralisme des passions”, dont il trace les lignes théoriques tout au long du livre, émerge de cette tension entre le concept de conatus de Spinoza et celui d’habitus de Bourdieu. Le conatus de Spinoza désigne précisément les énergies désirantes individuelles, les affects qui mettent les corps en mouvement, déterminés à accomplir des choses particulières. Pour Bourdieu, à l’inverse, parler de désirs et d’affects, c’était aller trop loin dans “la détorsion subjectiviste de l’excès objectiviste”. La plupart des choses extérieures qui nous affectent et nous meuvent sont d’abord sociales, souvent conflictuelles. Les individus ne se comportent que dans les rapports sociaux où ils sont pris. “Il y a des structures, et dans les structures, il y a des hommes passionnés ; en première instance, les hommes sont mus par leurs passions ; en dernière analyse, leurs passions sont largement déterminées par les structures.” Ce sont les structures qui descendent dans la rue, disait-on en mai 68 : Lordon affirme, lui, que “ce sont bien des corps individuels désirants qui y descendent”, mais en ajoutant malicieusement qu’“ils n’y descendent que pour avoir été affectés adéquatement dans et par les structures, c’est-à-dire, et ceci sans aucun paradoxe, qu’ils y descendent pour s’en prendre aux structures qui les y ont fait descendre – parce qu’elles ont fini par se rendre odieuses.”
Méfions-nous donc de la croyance naturelle dans la force de la volonté individuelle, détachée du contexte dans lequel elle s’inscrit. La vertu n’appartient pas aux individus, prévient Lordon, “elle est l’effet social d’un certain agencement des structures et des institutions telles qu’elles configurent des intérêts affectifs au comportement vertueux”. L’exemple le plus éclairant de cette ambivalence de la vertu individuelle renvoie à la fameuse moralisation de la finance, promise par nos dirigeants depuis cinq ans.
“Il fallait croire à la Pentecôte ou à la communion des saints pour imaginer qu’un univers comme la finance, structuralement configuré pour maximiser les intérêts matériels (et symboliques) au gain spéculatif, pût connaître une régulation spontanée par la vertu, observe Lordon. A part l’hypothèse de la sainteté, comment imaginer demander aux individus de la finance de réfréner d’eux-mêmes leurs ardeurs spéculatives quand tout dans leur environnement les incite à s’y livrer sans frein ? (…) La moralisation est le nom choisi par l’industrie financière pour reconduire le statu quo ; dans un univers aux intérêts aussi puissamment structurés, la moralisation est l’autre nom du rien, le choix même de l’inanité politique.”
Seul un geste d’arraisonnement brutal – réglementaire, légal et fiscal –, et non des contre-feux individuels, pouvait mettre un terme au fléau de la finance toute puissante.
C’est aussi pourquoi Lordon critique les fauxsemblants de la supposée “radicalité” souvent invoquée dans la lutte contre le néolibéralisme : la vraie radicalité (prendre les choses à la racine) antilibérale consiste moins, selon lui, à prôner la nationalisation des banques qu’à “s’en prendre à la matrice inscrite au plus profond de nos esprits, celle que nous transportons en toute inconscience”. Autant dire que la tâche semble rude. En associant, dans un même élan de pensée, le jeu des affects et la force des ordres institutionnels, en réconciliant les sciences sociales et la philosophie, Frédéric Lordon ne cède ni à la facilité scientifique de l’analyse frontale, ni à l’allégresse politique des grands soirs. Jamais dupe des ruses de la raison néolibérale, il n’a que la lucidité et la clairvoyance comme garde-fous contre les affects tristes et les afflictions de la crise. Lire Lordon, c’est aussi se préserver des égarements du politique, des pièges à cons, des fausses évidences.
La Société des affects – Pour un structuralisme des passions (Seuil), 288 pages, 22 €, en librairie le 5 septembre
D’un retournement l’autre – Comédie sérieuse sur la crise financière, en quatre actes et en alexandrins (Points Essais)
{"type":"Banniere-Basse"}