Dans L’Ohio, plus de cent mille personnes ont été ruinées par la faute des banques. Le procès du libéralisme n’a pas eu lieu, mais un cinéaste suisse le fait vivre sur grand écran.
Vous connaissez l’uchronie ? Vous savez, ce genre littéraire qui consiste à récrire l’histoire : que serait-il arrivé si le nez de Cléopâtre avait été plus court, si Jésus avait été gracié par Ponce Pilate ou si Hitler en avait eu deux ? Etc.
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Le principe du nouveau film du cinéaste vaudois Jean-Stéphane Bron, auteur notamment du Génie helvétique en 2003, s’inspire un peu de ce procédé très stimulant pour l’imagination, tout en partant d’un fait réel : et si le procès intenté en janvier 2008 par la ville de Cleveland à vingt et une banques américaines, qui ont réussi à le repousser aux calendes grecques, avait bel et bien eu lieu, à quoi aurait-on assisté ? qu’aurait-on compris enfin ? quelle eût été la ligne de défense des banques ?
A Cleveland, 20 000 familles ont été expulsées de leur domicile
La crise financière, avec ses histoires de subprimes et de titrisations, a fait beaucoup de victimes dans la région de Cleveland : près de 20 000 familles, soit 100 000 personnes, ont été expulsées de leur domicile.
Quand Jean-Stéphane Bron découvre dans un article qu’une ville a porté plainte contre des banques, il débarque dans l’Ohio. Puis, quand tout le monde comprend que le procès n’aura pas lieu, a cette idée admirable de le jouer pour de faux.
Il trouve un tribunal, un juge à la retraite, réunit un jury populaire et de vrais témoins, et convainc deux véritables avocats concernés par l’affaire (dont celui de la ville, Josh Cohen) de participer à cette mise en scène.
C’est l’histoire et le dispositif de Cleveland contre Wall Street, tentative artistique de pallier les lenteurs et les absences de la justice – Abderrahmane Sissako, en 2006, sur un mode beaucoup plus lyrique, avait fait de même en mettant en scène le procès de l’Afrique contre le FMI et la Banque mondiale dans Bamako.
Coupables d’avoir voulu acheter des maisons trop chères pour eux
Le défilé des témoins de l’accusation va révéler, sur un mode pathétique, la dure réalité de cette région durement touchée, à travers l’évocation de divers cas de faillites personnelles dues aux banques.
Les témoins de la défense, dont Peter Wallison, avocat ultralibéral conservateur et ancien conseiller de Reagan à la Maison Blanche, vont s’acharner à démontrer que seuls les individus, par goût du gain facile, sont responsables de ce qui leur est arrivé : ils ont parié, et ont perdu.
Pour l’avocat des banques, Keith Fisher, l’affaire est entendue : les habitants de la région sont coupables d’avoir voulu acheter des maisons trop chères pour eux. Ils ont eu le tort de croire au rêve américain, en quelque sorte…
On le voit, ce qui se joue dans ce documentaire qui met en scène un film de procès avec des acteurs qui n’en sont pas, c’est la vision qu’auront désormais les Américains du capitalisme. Avec d’un côté des citoyens républicains qui considèrent que tout relève de la conscience individuelle, que tout pauvre ne peut être que la victime de sa propre irresponsabilité.
Et de l’autre les démocrates, qui jugent que ce sont les banques et un système non régulé qui sont responsables : les banques ont menti, trompé leurs clients les plus pauvres en les endettant sciemment au-delà de leurs possibilités.
Le cinéma permet au moins de consoler ceux qui ont perdu
Au fond, peu importe l’issue du procès, le verdict des jurés. Jean-Stéphane Bron, lui, avec son film, a remporté une victoire en faveur de la vérité, une vérité que certains ont voulu cacher en refusant de la voir apparaître à la barre d’un vrai tribunal.
En expliquant clairement au spectateur ce qu’est le scandale des subprimes, en lui montrant un procès qui n’aura sans doute jamais lieu, Bron fait du cinéma un usage pédagogique, mais qui pourrait être contestable.
A-t-on le droit de vouloir remplacer la réalité par son spectacle ? Ne peut-on expliquer les choses sans avoir recours au pathos ? La réponse est de la responsabilité de chaque spectateur.
Mais quoi qu’il en soit, Cleveland contre Wall Street montre que le cinéma n’a rien perdu de l’une de ses plus grandes forces : s’il n’a pas le pouvoir de se substituer au réel, il lui reste celui, toujours bien vivace, de consoler ceux qui ont perdu.
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