Comme Carlos, le film d’Assayas multiplie les identités – une forme de série télé, une version ciné – et réussit chacune de ses mutations.
Un drôle d’objet atterrit dans les salles françaises : un film forcé d’expliquer dans son titre qu’il en est un. Pourquoi cette précision étonnante ? Carlos – Le Film correspond à la version condensée de 2 h 45 de la formidable minisérie en trois parties Carlos diffusée sur Canal+ au mois de mai – elle durait près de 5 h 30 – et prolonge l’aventure singulière du projet d’Olivier Assayas.
Impossible, en effet, de donner une appellation définitive à l’une ou l’autre version. Réalisée pour la télévision, la première a été également montrée hors compétition au Festival de Cannes ; la seconde existe d’abord pour se conformer aux canons de la diffusion du cinéma en salle, mais correspond aussi à une étape dans la démarche artistique du cinéaste, qui a orchestré les coupes. Alors : cinéma ? télévision ? Réponse : joli mélange. Un film d’aujourd’hui n’a pas forcément de carte d’identité.
Carlos lui-même ne pouvait se contenter d’un seul passeport ni d’un unique visage. Le terroriste le plus recherché des années 1970-80 a droit à son biopic seize ans après son arrestation par les services secrets français au Soudan.
Assayas s’empare de lui comme d’un personnage familier, pas si éloigné de la trafiquante qui naviguait entre Paris et Hong Kong dans un de ses précédents films, Boarding Gate (2007). Interprétée par Asia Argento, la belle venimeuse traversait les frontières et finissait par rentrer dans le mur à force de prendre trop de vitesse.
Carlos est un passe-muraille moderne, glissant sans arrêt d’une nation, d’une langue, d’une couleur du ciel, d’une femme à une autre, forgeant son destin en même temps qu’il tente de lui échapper.
De ce point de vue, Ilich Ramírez Sánchez (le vrai nom de Carlos) est le personnage le plus abouti de la veine contemporaine et “internationaliste” du cinéma d’Olivier Assayas – qui comprend aussi Demonlover (2002) et, dans une certaine mesure, Clean (2004). Une sorte de condensé vif et virtuose d’un inébranlable désir de mouvement : un pur sujet de cinéma en même temps que l’emblème d’un monde livré à l’entropie.
Symbole d’une époque charnière, Carlos a quelque chose d’un pantin animé par les turbulences de son temps. Pour autant, ses impasses morales et politiques ne sont pas oubliées.
Ici, rien de cool dans le fait de tuer ou de commettre des attentats, d’autant que les oripeaux de l’idéologie se défont peu à peu. D’abord propalestinien rattaché au FPLP, Carlos tel que le montre Assayas devient un mercenaire balayé au gré du vent géopolitique entre France, Allemagne, Hongrie, Libye, Algérie, Irak, Yémen, jusqu’à ne plus exister pour personne après la chute du mur de Berlin.
Ce parcours de l’idéalisme au renoncement donnait à la version longue sa colonne vertébrale tragique. Ici, le trajet est moins fourmillant de détails romanesques, et le personnage un peu plus mécanique dans ses motivations. Mais une part essentielle s’épanouit paradoxalement avec le resserrement du récit : la logique du triptyque (comme en peinture).
Dans une première heure nerveuse, encore plus réussie que dans la version 1, Carlos est filmé comme une rock-star, avec groupies et gros flingues. Puis, il se noue subrepticement d’inquiétude lors du moment de bravoure, conservé presque intégralement : la prise d’otages au congrès de l’Opep en 1975, premier semi-échec et point de bascule.
Enfin, le corps tout-puissant des premières images se dégrade dans l’ultime tableau. Carlos séduit encore, mais le spectacle de sa séduction tourne à vide ; il s’épaissit, tombe malade et finalement chute, pathétique. Un corps et un monde se sont croisés, un film passionnant est né, comme un post-scriptum fougueux au Carlos initial.