Au festival de La Rochelle, puis en salle et en DVD, l’œuvre peu vue du burlesque Pierre Etaix s’offre cet été au public. Rencontre rare avec le fils spirituel de Tati.
Pour comprendre pourquoi la rétrospective des films de Pierre Etaix constitue l’un des événements de l’été 2010 (en premier lieu au Festival de La Rochelle, puis à partir du 7 juillet en salle), il faut remonter le passé.
Qui est ce Pierre Etaix, qui a disparu des écrans depuis des années (on l’aperçoit parfois dans les films d’Otar Iosseliani) et qui connut la gloire dans les années 60 ?
Jusqu’à ces années 60, un métier bénéficiait d’une certaine aura auprès du public : clown. Pierre Etaix, né à Roanne à la fin des années 20 (mais qui ne les fait pas), évoque sa conversion à cette profession avec ce qu’on imagine être les yeux embués de saint Paul apôtre racontant le chemin de Damas.
La première fois qu’il vit un clown, il avait 5 ans, c’était dans un petit cirque en tournée de province, et il n’en crut pas ses yeux. Il en conçut qu’il ferait cela plus tard : porter un costume à mille paillettes, avoir un visage tout blanc, jouer de la musique en souriant et avoir l’air d’appartenir à un monde imaginaire. Et c’est ce qu’il fit, sans que quiconque dans sa famille ne s’en offusquât, en apprenant d’abord à jouer d’à peu près tous les instruments.
Il monta ensuite des numéros, devint comique dans les cabarets et music-halls, auguste au cirque. Il dessinait également, ayant été formé à l’art du vitrail dans son adolescence.
Un beau matin de 1954, il débarque à Paris chez Jacques Tati, qui vient de triompher avec Les Vacances de M. Hulot, pour lui montrer le cahier dans lequel il consigne ses idées de gags. Tati l’engage sur le champ. Pendant plus de cinq ans, Etaix devient le gagman de Tati pour Mon oncle.
Mais il rêve de voler de ses propres ailes et a rencontré celui qui va devenir son comparse, Jean-Claude Carrière, qui n’est pas encore le scénariste de Buñuel. Les deux jeunes gens réalisent un premier court métrage burlesque, Rupture, puis Heureux anniversaire !, qui remporte l’oscar en 1963 !
Dès ces essais, les grands principes du cinéma d’Etaix sont sur pied : un personnage principal rêveur et mélancolique (toujours interprété par Etaix), un art modernisé du splapstick hérité du muet, un goût pour les plans très graphiques, une pointe de poésie tatiesque (mais pas tant que cela), un peu de fantastique et un thème récurrent : les affres de l’amour.
Harold Lloyd et Laurel et Hardy sont ses modèles, mais il n’oubliera jamais la phrase de celui de son maître, Buster Keaton : “Avec le cinéma, le monde s’ouvre à nous”. Nous les comiques, nous les clowns.
Car Pierre Etaix a aussi réussi une chose supposée impossible pour qui n’est pas “enfant de la balle” : s’introduire dans le monde très fermé du cirque, et surtout devenir l’ami des clowns, l’un d’entre eux. Il fréquente Pipo, les Dario et Bario, Maïss et Mimile, Loriot (qu’on aperçoit aussi dans Mon oncle, et qui joua le rôle du Professeur Tournesol). Ils vont devenir, à ses côtés, ses acteurs attitrés. Parce qu’ils sont de remarquables mimes, et surtout parce que leur présence le rassure…
A chaque fois que sa carrière de cinéaste battra de l’aile, Etaix reviendra vers eux, parmi eux, au milieu de la piste. Au fond, c’est là qu’il aura toujours été le plus heureux, confesse-t-il.
Il réalise son premier long métrage, Le Soupirant, en 1962 (l’histoire d’un jeune homme qui a du mal à trouver chaussure à son pied – prix Louis-Delluc), puis Yoyo en 1965 (joli hommage aux clowns), Tant qu’on a la santé en 1966 (un film à sketches dont le dernier, “A la chasse”, est absolument désopilant), Le Grand Amour (1969, les tourments de la vie de couple imaginés par une sorte de Walter Mitty) en couleur. Toujours écrits avec Jean-Claude Carrière. Toujours fascinés par le mélange entre le rêve, la chorégraphie et la prestidigitation.
En 1969, il épouse Annie Fratellini, de la famille des plus grands des grands clowns, les Fratellini. Avec et pour elle (qui disparaît en 1997), il devient clown (blanc) alors qu’il était né auguste… Ils fondent la première école de cirque en 1974, l’Ecole nationale du cirque, alors que ce spectacle vivant est tout bêtement en train de mourir.
Etaix rencontre aussi Fellini, qu’il admire, et accepte de l’aider à tourner Les Clowns, présenté comme un reportage pour la télévision mais qui devient rapidement, à la consternation d’Etaix, une fiction manipulatrice sur la déchéance du clown. A la fin du tournage, Etaix confesse à Fellini : “Je t’avais dit que j’étais prêt à tourner n’importe quoi avec toi, je peux dire que je l’ai fait…”
La profession cinématographique ne goûte guère son travail si singulier : trop cher, trop compliqué, trop désuet surtout. Même son amitié et des tentatives de collaboration avec Jerry Lewis (qui répète depuis quarante-cinq ans qu’Etaix est un génie) ne convainquent aucun producteur…
Alors il revient peu à peu à ses premières amours : l’art clownesque et le dessin, si intimement liés. Au début des années 2000, Etaix doit se livrer à un nouveau combat : pour récupérer les droits de ses films, qui sont devenus invisibles et dont les négatifs s’abîment, il doit attaquer la société qui les possède et qui n’en fait rien. Une décision de justice lui donne raison il y a tout juste un an (un appel est en cours).
Alors oui, on craignait de rencontrer un vieux clown triste et aigri. Mais non, l’homme est souriant (il a les dents du bonheur !), a le regard vert et vif, est en jambes et a la pudeur et la noblesse d’âme de ne jamais s’appesantir sur les embûches de sa vie.
Un clown-cinéaste qui n’a visiblement pas l’intention de donner à pleurer sur son sort.