La relation complexe de deux êtres liés par leurs destins croisés, avec une Béatrice Dalle saisissante. Un premier film poignant et mystérieux.
Domaine marque à la fois une découverte et des retrouvailles.
La découverte (ou presque), c’est son cinéaste, Patric Chiha, qui signe là son premier long métrage – après un moyen métrage distribué en salle l’an dernier, qui s’intitulait Home.
Et les retrouvailles, c’est avec Béatrice Dalle qui, ces dernières années, avait surtout accumulé les seconds rôles, parfois marquants (Clean d’Assayas, New Wave de Gaël Morel), mais qui n’avait pas occupé le centre d’un film depuis 17 fois Cécile Cassard (en 2002 tout de même). C’est d’ailleurs ce premier film de Christophe Honoré qu’évoque par certains traits Domaine : Béatrice Dalle y déambule aussi au bord de la Garonne (non plus à Toulouse mais à Bordeaux cette fois) ; elle y croise des hommes plus jeunes qu’elle, le plus souvent homosexuels ; l’humeur est sombre et les espaces parcourus semi-désertés, comme si ici le monde se tenait en sourdine, qu’une zone avait été franchie, de déconnexion légère.
Nadia (Béatrice Dalle, donc) est une quadragénaire encore très belle, qui ingurgite quotidiennement des quantités délirantes d’alcool. On ne la voit presque jamais boire, tout au plus commande-t-elle un verre, et après une ellipse nous la retrouvons dans un autre état, mutique, effondrée, amorphe.
C’est une des beautés du film de tout camper par des scènes très courtes, comme autant de petits prélèvements d’états et de climats, mais en se gardant bien de s’apesantir.
Pierre (Isaie Sultan) est son neveu, il a 17 ans et la félinité flamboyante de cette tante, son entourage fait de curieux oiseaux de nuit, le fascinent. Mais peu à peu, dans le sillage de cette petite société secrète , noceuse et noctambule, il quitte la place du spectateur ébahi pour devenir l’acteur de sa propre existence, rencontrer des garçons de son âge (ou un peu plus), leur faire l’amour, s’affranchir de l’attraction magnétique de sa tante, cette étoile noire.
Le film fait le récit d’un rapport qui s’inverse. Pierre, à peine sorti du nid, attend tout de Nadia. Qui peu à peu, forte de se sentir si admirée, ne peut plus se passer de Pierre. Qui, apprenant à se trouver, la délaisse progressivement, harassé par la dette et la responsabilité qu’elle fait peser sur lui.
Le récit d’apprentissage est d’une rare cruauté. Il y a quelque chose d’impitoyable dans cette relation en forme de sablier : l’une se vide tandis que l’autre se remplit, l’une fonce comme un bolide vers sa disparition (dont l’instrument menaçant est une cirrhose) et l’autre s’élance vers l’âge adulte.
Quelque chose se transmet, mais auquel ne peut survivre celle qui transmet. Transmettre, c’est accepter de mourir ; recevoir, c’est enterrer celui qui donne.
Parce que Nadia est mathématicienne, qu’elle ne cesse de répéter que les maths consistent à ranger, on serait tenté d’opposer le chaos existentiel dans lequel elle se débat (l’addiction à l’alcool, son inclination à se détruire, la solitude dans laquelle elle s’enferre) avec la mise en ordre du monde que constituent les mathématiques.
Mais plus profondément, c’est le chaos lui-même qui semble obéir à des lois mathématiques. Comme par un système de levier, c’est la chute d’un poids (Nadia) qui provoque l’élévation d’un autre (Pierre), et le mécanisme semble effroyablement logique, rigoureusement inéluctable.
Le film a quelque chose de brutal dans sa façon de regarder dans les yeux ces cycles du vivant – l’éclosion, la naissance, l’entropie –, d’en filmer le passage comme des phénomènes naturels qui emportent tout.
Mais il dégage aussi une forme de douceur, un sentiment d’apaisement, presque de réconciliation avec l’ordre du monde, qui culmine dans ces superbes séquences finales juchées dans des montagnes autrichiennes tapissées de forêts, où les passions de Pierre et Nadia s’évaporent dans les arbres, les fougères, les cimes.
A la fin du film, pour eux, au-delà de la douleur, quelque chose s’est accompli. Pour Patric Chiha, et pour nous, aussi, grâce à ce premier film poignant, mystérieux et extrêmement abouti.