Réédition d’un monument terrifiant du compositeur gallois, accompagné d’étranges relectures de 2016.
Il y a une vingtaine d’années, à l’occasion d’une première réédition de cet album maudit de 1982, on écrivait qu’il restait l’un des rares albums que l’on était incapable d’écouter dans le noir. On a grandi : c’est encore pire. Même les yeux fermés, c’est impossible à vivre, quand commence à défiler ce carnaval de la cruauté, de la déraison, de la dislocation des âmes et des corps. Disque malade, parfois effroyable, Music for a New Society, pourtant confidentiel à l’époque, est devenu l’un des albums cultes de John Cale. “Les gens aiment être témoins des accidents, de la souffrance des autres”, ricane le Gallois.
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Musique pour une nouvelle société ?
Même Houellebecq dans ses moments les plus moroses, les plus macabres, n’aurait pu envisager la société que raconte cet album enregistré dans le chaos. C’est un album principalement improvisé, arraché aux tripes, liquide comme un saignement : une âme nue et une musique à peine plus habillée se figent devant les phares, l’effroi, effarés. Ensemble, ils racontent la confusion d’un homme, face au cosmos et à l’amour, et c’est un journal de bord terrifiant que le musicien rapporte de ce trip dans le froid et l’obscurité.
C’est pourtant un John Cale allégé, débarrassé de sa camisole de force et d’une noirceur étouffante, qui revisite aujourd’hui ce chef-d’œuvre périlleux, toujours toxique près de vingt-cinq ans après sa sortie. Il ne devait à l’origine que le remasteriser pour tenter de redonner un peu de cohérence à cet album enregistré dans un même souffle, en cavale hagarde vers le néant, le silence.
Confronté aux bandes originales, il a tenté de séparer les pistes, de rectifier des cordes manquées, de rajouter de l’espace ; mais impossible de toucher à ce bloc dense et compact. Dans une radicalité parfois farfelue, il a donc décidé sur un second album accolé à l’original, M:Fans, de le malmener, de le violenter : plutôt que de remixer les originaux, il a décidé d’en picorer quelques éléments, envisageant la même création avec les outils et ses obsessions de 2016.
“Quand j’entends le hip-hop qui vient des tréfonds d’Atlanta, des studios d’Akon, j’admire tout ça comme un biologiste le ferait : nous appartenons tous à la flore terrestre, mais nous avons évolué différemment. Pour Bruce Springsteen, il faut un refrain, un pont, un solo ; ces jeunes producteurs se fichent de ces règles. On a l’impression qu’ils ont tout gommé, tout éliminé, tout soustrait : il ne leur reste que trois idées par titre, mais c’est d’une puissance terrible. »
https://www.youtube.com/watch?v=Nbrh4KlskBM&list=PLYKNcnm8aIeP07CsbrSZfTdrn8UQT08G9
« Alors moi, maintenant, j’arrête d’entasser, d’ajouter, je ne veux plus neuf idées par chanson. Juste trois. C’est un changement fondamental d’optique. Je n’ai pas une seconde à perdre avec la nostalgie, je préfère dialoguer avec Animal Collective, Dirty Projectors ou LCD Soundsystem, tenter de comprendre comment des kids américains trafiquent leurs beats, plutôt que de ressasser avec des gens de ma génération. Je passe ma vie en studio, à tenter les pistes et fausses pistes que je ne pouvais pas jusqu’alors explorer, mais que la nouvelle technologie autorise désormais.”
Des interventions chirurgicales sur son propre passé
Pour se mesurer avec une telle liberté à ses propres écrits, ses propres sentiments les plus terribles, il fallait revenir à cette œuvre une fois libéré de l’urgence, de la terreur et de la confusion d’alors. “Je ne suis pas archéologue de ma musique, j’ignore la nostalgie. Mais ce travail a rouvert des plaies…”
Le résultat de ces interventions chirurgicales sur son propre passé créent ici souvent des monstres, qui peuvent évoquer les noces noires de Timbaland et Erik Satie, d’André 3000 et Rimski-Korsakov. Un exercice périlleux de génétique appliquée, enregistré en dépit de toute prudence, de toute raison. Pour un résultat assez dingue, qui se rapproche plus de la thérapie, de l’exorcisme même, que du remix. “J’ai de vagues souvenirs de la personne qui a fait Music for a New Society, mais je la vois flou, de loin. C’est comme si je m’attaquais à un disque enregistré par un autre, avec toute la liberté que ça autorise”, conclut John Cale, qui sous ses airs de gentleman n’a rien perdu de sa folie d’alors.
Concert le 3 avril à Paris (Philharmonie), hommage au premier album du Velvet Underground
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