Steven Spielberg adapte La Guerre des mondes de HG Wells et fait de ce grand roman d’anticipation un virulent brûlot contre la politique guerrière des Etats-Unis. Avec, en héros de ce film anti-bushien, la plus sarkozienne des stars hollywoodiennes.
Longtemps, le cinéma de Steven Spielberg résistait à accomplir sa révolution adulte. Si l’on pouvait apprécier la virtuosité de l’entertainer (la dramaturgie serrée des Dents de la mer, la féérie de Rencontres du troisième type, le brio et l’humour de Jurassic Park), le cinéaste fonçait tête baissée dans le mur de l’humanisme espéranto et du pompiérisme à oscar dès qu’il se confrontait à des sujets à la teneur humaine et philosophique trop complexes (La Couleur pourpre, Amistad, La Liste de Schindler).
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Il aura fallu passer par la méditation du fantôme de Kubrick pour qu’enfin, en reprenant le projet non réalisé du maître mort, AI, quelque chose de la tentation de Spielberg à tout conformer à des émotions standards et des recettes mille fois éprouvées cède enfin. Mélodrame de l’abandon ravagé par une douleur suraiguë, AI est à ce jour son chef d’œuvre et quelque chose de l’impudeur radicale du film court encore sous les apparats technologiques de Minority Report ou les contours de comédie sophistiquée d’Arrête-moi si tu peux. Moins cadenassé par des formules, enfin à nu et habité, tel s’est transformé le cinéma de Spielberg au début des années 2000, et après une péripétie inutile (Le Terminal), c’est là, à ce point de brutale maturation et d’inédite noirceur, que La Guerre des mondes entend reprendre les choses.
Spielberg, cinéaste politique
Qui aurait cru que Spielberg allait devenir un cinéaste acharnément politique ? Déjà Minority Report, avec sa société pacifiée par la pénalisation des délits virtuels, s’imposait comme un commentaire violent de la politique sécuritaire de Giuliani et des impasses morales de son fameux zero tolerance. La Guerre des mondes durcit encore le ton et tient lieu de virulent brûlot contre la politique menée par les Etats-Unis en Irak, le bellicisme de George W. Bush et du parti républicain et toute forme de propagande visant à entretenir la permanence d’un imaginaire d’héroïsme guerrier en Amérique.
L’une des plus belles idées du roman de Wells tenait à la disproportion des forces entre les extraterrestres high-tech et les humains seulement armés de canons. Face à la toute-puissance d’une violence militaire surnaturelle et intraitable, aucune riposte ne saurait faire sens. Les humains n’ont pour solution raisonnable que d fuir comme du gibier traqué. La seule marge d’intervention qu’il reste au héros interprété par Tom Cruise est de dissuader ses congénères de s’engager dans de veines ripostes et de partir la fleur au fusil dans des carnages sans espoir. Dans la scène la plus puissante du film, Cruise tente de retenir son fils dans ses rêves et cavaleries vengeresses. Il voudrait dissiper toutes ces chimères de gloriole patriotique et les préserver de la catastrophe. Mais il ne peut rien contre les effets d’une propagande belliciste profondément insinuée dans l’imaginaire national.
La scène évoque ces images d’actualité montrant les familles éplorées des soldats morts en Irak, les larmes de la mère du GI filmée par Michael Moore dans Farhenheit 9/11. Et la radicalité sans nuance du discours de Spielberg sur l’engagement militaire tient d’une forme de courage assez étonnante dans un film qui vise pour premier marché une population qui a réélu Bush. Par-delà la vindicte antirépublicaine, c’est aussi le programme de tout film spectaculaire hollywoodien que la dramaturgie d’agression unilatérale de La Guerre des mondes met en crise.
Rarement on aura vu dans le cinéma américain un personnage aussi fondamentalement impuissant, aussi rétif à accomplir la loi du talion, mu simplement par une stratégie de survie et pas du tout de résistance. Le héros du film et l’humanité derrière lui n’ont de prise sur rien. Ils sont confrontés à une indifférence totale du mal, ils ne devront à aucune initiative personnelle leur salut et ne seront même pas les artisans de leur délivrance.
Retour sur le nazisme
La Guerre des mondes n’est donc pas un film d’action, mais plutôt une éradication méthodique de la possibilité de toute action. Au passage, Spielberg se confronte à nouveau aux images primitives qui le hantent. Si La Guerre des mondes discours sur l’Amérique contemporaine, c’est aussi un retour sur la solution finale, les mécanismes scientifiques et implacables du génocide nazi, un film hanté par des images de train en feu, de déportations, d’extermination, dont la puissance d’évocation (comme déjà dans la scène magnifique de traques des robots obsolètes d’AI) par le détour de la métaphore surpasse la littéralité de la reconstitution que l’on trouvait à l’œuvre dans La Liste de Schindler.
Dans le maelström d’affects et de discours déployés, il est néanmoins des points qui achoppent et embarrassent. D’abord, le film commet une bévue dont il a du mal à se remettre en optant pour un retournement final qu’on voyait venir avec crainte et qu’il choisit de ne pas éluder. Après avoir filmé avec une violence de déchirement incroyable la séparation de deux des personnages principaux, il n’a pas le courage de s’en tenir à cette noirceur et fait revenir celui qu’on croyait mort pour un final réconciliateur de pure convention. L’audace de Spielberg, et la dureté de son inspiration, reculent alors devant l’impératif du happy end, et c’est toute la logique de son projet qui se trouve considérablement affaiblie.
Difficile d’adhérer aussi aux conclusions empreintes de mysticisme de la voix off sur les finalités impénétrables de l’univers. Comme si l’Amérique contre laquelle le film part en guerre faisait retour, la traversait à mesure qu’il tentait de s’en défaire, et qu’il ne parvenait jamais totalement à trier entre le mal et le remède. Cette part de confusion, qui affaiblit la frappe de l’attaque politique, ces subites remontées de mièvrerie qui tentent maladroitement de nuancer la description implacable de l’holocauste, font passer La Guerre des mondes à côté du grand film sépulcral qu’il aurait du être. Mais en l’état, avec ses grands moments d’inspiration et toutes ses dommageables contradictions, il demeure une passionnante machine à symptômes.
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