Hommage absolu au visage féminin : un fascinant exercice de style du cinéaste iranien.
Abbas Kiarostami revient avec une œuvre discrète et quasi expérimentale dans son principe, prolongeant son court métrage Where Is My Romeo? pour le film collectif Chacun son cinéma. Shirin est une première dans l’histoire du cinéma et risque d’en dérouter plus d’un. Son parti pris, tenu de bout en bout, le rend fascinant, voire hypnotique : pendant 1 h 32, on ne voit que les visages des spectatrices d’un film intitulé Shirin – adaptation d’une légende du XIIe siècle sur les amours tragiques de Shirin, princesse persane partagée entre sa passion pour le roi Khosrow et pour un tailleur de pierres nommé Farhad. Jamais on ne verra une seule image de ce drame épico-romantique, dont on perçoit la bande-son comme s’il s’agissait d’une pièce radiophonique (on suppose que l’enregistrement a été réalisé spécifiquement).
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On passe donc constamment d’un visage à un autre parmi ceux des 108 comédiennes rivées à cet écran virtuel. On aperçoit bien quelques hommes dans cette salle un peu abstraite, mais ils restent dans la pénombre. Ce qui intéresse Kiarostami, ce sont exclusivement les femmes. Elles constituent à elles toutes une sorte de portrait composite de Shirin. C’est aussi, d’une certaine manière, un manifeste politique. Une telle accumulation de visages féminins a quelque chose de subversif dans un pays aussi patriarcal que l’Iran. Mais ce qui nous intéresse le plus, c’est le mystère de ces regards, qui finissent par donner le vertige. Vertige de l’identité et de l’altérité, vertige du visage comme manifestation de la psyché. Manoel de Oliveira compare non sans justesse Shirin à Jeanne d’Arc de Dreyer. D’une certaine manière, Shirin est également un film muet, dont le sous-texte est produit par l’articulation de ces faces sublimes de femmes de tous âges.
L’étrangeté du film et l’effet d’anonymat auquel sont soumises toutes ces comédiennes par un filmage archidémocratique sont exacerbés, en tout cas pour nous spectateurs occidentaux, par un paradoxe incongru : l’apparition de Juliette Binoche parmi toutes ces femmes. Une star européenne au milieu de comédiennes orientales. Un peu anecdotique, le visage de Binoche fait “figure” de bande-annonce du film suivant de Kiarostami, Copie conforme, son premier film européen, où la Française a le rôle principal.
Cela dit, Shirin a quelque chose de profondément dérangeant : ces femmes ne sont pas seulement le reflet collectif d’une amoureuse de légende, et donc de la femme iranienne dans toute sa splendeur héroïque, voire érotique, mais celui du spectateur de cinéma en général. En pointant sa caméra vers la salle, le cinéaste met à nu le voyeur qui se repaît impunément, tapi dans l’ombre, des aventures de ses semblables. Pourquoi serait-il exclu d’un spectacle dont il est partie prenante en tant que réceptacle et plaque sensible ? Le spectateur est le réalisateur ultime d’un film ; c’est par ses yeux qu’il le fait exister. Sublime démonstration du maître iranien.
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