Plus prolifique que jamais, Eastwood fait le récit de la fin de l’apartheid à travers la victoire de l’équipe de rugby sud-africaine en Coupe du monde. Une fable politique pertinente, finement mâtinée de comédie.
Comment vivre ensemble en étant de cultures et de couleurs de peau différentes ? La question préoccupe beaucoup Clint Eastwood ces derniers mois. Dans Gran Torino, un vétéran de la guerre de Corée passait de la méfiance à l’amour envers son voisinage d’immigrés asiatiques. Dans Invictus, il ne s’agit plus simplement d’apprendre à vivre entre individus aux cultures différentes, mais entre ennemis jurés, ancienne minorité de dominants blancs et majorité de citoyens accédant tardivement à l’émancipation et à l’égalité des droits. Le film se déroule donc en Afrique du Sud, quelques années après la fin de l’apartheid, alors que Nelson Mandela vient d’être élu président. C’est à lui que revient la charge de résorber cette fracture historique et de réunifier les deux populations. Et pour cela il a un plan.
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C’est en cela qu’Invictus prolonge un autre film récent de Clint : Mémoires de nos pères. Comme dans ce film, qui décortiquait l’usage propagandiste qu’avait fait le gouvernement américain d’une photographie de quelques soldats américains qui avaient planté durant la Seconde Guerre mondiale une bannière américaine sur l’îlot d’Iwo Jima, Eastwood s’intéresse ici à un certain type de stratégie politique, fondé avant tout sur le maniement des symboles. Mandela profite de la Coupe du monde de rugby de 1995 pour fédérer l’ensemble de la population derrière une équipe longtemps perçue comme le symbole de la domination des Blancs. Par un subtil travail de communication, le chef d’Etat travaille à ce que toute la nation puisse se projeter sur l’équipe des Springboks, mais aussi, s’improvisant coach sportif, à mener cette équipe vers une victoire que tous les pronostics donnaient pour impossible.
Gouverner, c’est donc bien communiquer, ne prendre à la légère aucun symbole (comme cette amusante scène où Mandela explique à son garde du corps historique, plutôt rétif, qu’il devra maintenant inclure dans le staff sécurité des hommes blancs, parce qu’ils seront photographiés partout avec lui, et que la fin de l’apartheid doit être lisible sur chacune de ces images). Et la fascination d’Eastwood pour son personnage tient tout autant à la grandeur humaniste de sa volonté de réconciliation nationale qu’à cette intelligence tactique, ce savant dosage de vision stratégique, mais aussi de compréhension du terrain, d’habileté à obtenir ce qu’il veut en douceur de ses plus farouches opposants. Et le film excelle à convertir en pures scènes de comédie cet exercice de manipulation des opinions.
Cet exercice d’admiration d’Eastwood pour la ténacité politique de Mandela et sa hauteur de vue est lui aussi stratégique. Nul doute qu’Invictus est aussi un film d’intervention dans la vie politique américaine et une plaidoirie pour que l’Amérique dans son ensemble soutienne son actuel président. Longtemps désigné comme républicain (stigmatisé même comme facho par la critique américaine dans les années 70), on sait qu’Eastwood avait pris nettement ses distances avec la politique gouvernementale américaine sous W. Bush, allant jusqu’à qualifier de faute l’intervention militaire en Irak.
De façon à peine voilée, Invictus est aussi un appel à une réunification de l’Amérique derrière Barack Obama. Le film contient même une scène particulièrement étrange, où un avion conduit par des pilotes blancs dévie de sa trajectoire pour foncer vers le stade où va se jouer la finale. Les forces de sécurité blêmissent en voyant s’approcher l’engin, mais au dernier moment il se redresse et laisse voir sur son flanc un message d’encouragement aux Springboks acclamé par le stade. La scène débute comme une menace d’attentat à l’avion et se termine par une liesse. Comme s’il s’agissait de déjouer à jamais l’imagerie du 11 Septembre, d’exorciser pour une bonne fois sa puissance de terreur et de sortir d’une décennie dont elle fut le trauma fondateur.
Le plus émouvant dans le film est la vision qu’il propose de l’inspiration. Mandela mène les Springboks à la victoire en parlant longuement à leur capitaine, en lui faisant lire des poèmes, en organisant pour toute l’équipe une visite de la cellule où il passa près d’un tiers de sa vie. Les grandes choses s’accomplissent avant tout par la prise de conscience de ce qu’on incarne, de ce que les autres projettent. “Qu’on le veuille ou non, nous sommes beaucoup plus qu’une équipe de rugby, et nous devons nous y faire”, dit à ses coéquipiers le capitaine François Pienaar.
De façon très fine, le film dessine cette transmission de la responsabilité. On ne sait pas tout à fait ce qui inspire Clint, quelle lecture, quelles identifications. Mais la façon dont lui, devenu star grâce à l’Europe (Sergio Leone), cinéaste sur le tard, de plus en plus prolifique avec les ans (il a déjà tourné un film depuis Invictus), semble devenu, avec une belle ampleur, la voix même de la sagesse en Amérique, ne cesse de troubler.
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