Quand le cinéma sexuel des Larrieu investit le genre postapocalyptique. Un film audacieux et plein de panache.
Pour Vladimir Jankélévitch, il n’y avait pas à tortiller : pour être “heureux”, ou disons pour bien habiter l’instant présent, il faut le considérer comme s’il était soit le premier, soit le dernier de notre vie. Les Derniers Jours du monde, le nouveau film des frères Larrieu (Un homme, un vrai ; Peindre ou faire l’amour ; Le Voyage aux Pyrénées), adapté du roman homonyme de Dominique Noguez, met cette question en son centre, qui est aussi, évidemment, une question de cinéma (l’instant de l’enregistrement unique des choses).
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Le film se déroule à une époque qui ressemble étrangement à la nôtre et raconte la quête éperdue d’un homme, Robinson (Mathieu Amalric), pour la femme fantasmée idéale, Lae (Omahyra Mota), alors que la vie humaine est en train de disparaître de la surface de la Terre, victime d’une série de catastrophes sanitaires, écologiques, politiques et militaires qui ne laissent plus d’espoir. Le pauvre Robinson marche à contre-courant des autres hommes, qui fuient sans savoir où ils vont. D’abord temporellement : il se souvient et écrit ce qui s’est déroulé depuis un an. Mais aussi physiquement, selon un trajet chaotique qui le mènera de Biarritz à Paris, Pampelune (on pense à Hemingway) et Toulouse, sans compter le Japon.
D’un cinéma à l’autre, d’un romanesque à l’autre (aventures, catastrophe, guerre, espionnage même ?), il perdra des bouts de lui-même (une main) dans des récits de genre variés et picaresques. Plus le voyage au bout de cette nuit approche de sa fin, plus les hommes et les femmes n’auront qu’une idée : vivre à fond leurs derniers instants, assouvir leurs derniers fantasmes, affronter et commettre éventuellement l’irréparable (le film est traversé comme un éclair par le thème de l’inceste), puisque tout, désormais, est voué à la destruction, à l’impunité, à l’oubli, sans possible retour en arrière. On reconnaît au passage des thèmes chers aux deux frères : la puissance et l’animalité du désir, la coïncidence entre les corps et la géographie… physique, les paysages et l’histoire comme des territoires peuplés de mythes, archaïques ou très modernes. Et l’amour. “Ton style, c’est ton cul”, répète Léo Ferré dans la chanson qui clôt le film. Comme d’autres cinéastes français (Pascale Ferran, Bertrand Bonnello notamment), les Larrieu croient à une sexualité qui dépasserait les sexes ou les pratiques, qui leur serait supérieure.
Ce désir d’absolu, hérité des surréalistes mais passé par le filtre des révolutions sexuelles des années 60, habite entièrement le film, de la somptueuse photo de Thierry Arbogast au grain de peau des femmes et des actrices que rencontre et aime Robinson (Mathieu Amalric, définitivement le plus grand acteur français de sa génération, qui semble disparaître de plus en plus sous ses masques divers tout en les transcendant) : la peau soyeuse de Lae, la femme animale ; la peau translucide de Clotilde Hesme (magnifique, sa mort !) ; la peau épanouie de Karin Viard (sublimée par un cunnilingus d’anthologie) ; la peau, douce et subtile, de Catherine Frot (en femme maîtresse) – auxquelles on pourrait ajouter celle, rugueuse et odoriférante, de Sergi López.
Mais ce qui surprend immédiatement à la vision de ce film étonnant, vraiment original, c’est son ton. Alors qu’il raconte des événements terribles et réalistes, il frappe par sa sérénité, par sa fraîcheur, par son absence d’agressivité. Au point de paraître anodin au premier abord. Alors qu’il n’en est rien : proprement hallucinant, voici enfin un de ces rares films qui vous travaillent pendant des semaines.
Les frères Larrieu mettent le paquet, ne pinaillent pas, ne calculent pas. Ils semblent avoir tout mis dans ce film, tout donné. Avoir tourné comme si c’était à la fois leur première et leur dernière fois (on ne le souhaite évidemment pas), comme si rien n’avait jamais été filmé avant eux, et comme si rien ne leur succéderait – avec une inconscience maîtrisée. C’est à cette morale, à la fois modeste (offrir un spectacle merveilleux) et orgueilleuse (le panache, le risque), que l’on reconnaît les films qui comptent vraiment.
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