Figure montante de la pop-folk de demain, l’Anglaise Bat For Lashes sort un album qui lui ressemble : mystique et bigarré. « Je veux que les sons s’ouvrent comme des fleurs », dit cette aventurière de la musique.
A la réception du nouvel album de Bat For Lashes, le vrai-faux groupe de la femme-orchestre Natasha Khan, on ne peut s’empêcher d’avoir un léger mouvement de recul. La pochette de Two Suns, déjà, fait un peu froid dans le dos : dans un décor nocturne et semi-désertique jonché de bougies, l’Anglaise d’origine pakistanaise, corps peint et accoutrement néo-baba, pose avec une planète dans chaque main. Difficile de ne pas faire plus lourd dans le symbolisme. Mais ce qui flanque vraiment la frousse, c’est le texte de présentation qui accompagne le disque. Rédigé dans un sabir qui semble sorti du cerveau embrumé d’un lecteur compulsif de Psychologie Magazine, il révèle que Two Suns « puise dans la philosophie du soi et dans celle de la dualité », ou encore que “des concepts métaphysiques se rapportant à la connexité de l’existence (sic) comptent également parmi ceux qui font battre le cœur de ce disque ».
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Un peu plus loin, on apprend que Natasha Khan s’est créée pour l’occasion un alter-ego, Pearl, « femme fatale blonde qui incarne les traits les plus extrêmes de sa personnalité » – sous-entendu : une material girl délurée, superficielle et portée sur les excès en tout genre. Et le prospectus promotionnel de continuer : « Natasha et Pearl nous emmènent en voyage. Elles s’y croisent comme des rivières qui sortent de leur lit respectif pour investir celui de l’autre, luttant pour concilier leurs personnalités avec l’amour et les forces du monde extérieur. » Diable : on croyait entrer tranquillement dans le deuxième album d’une songwriter qui, à l’époque de Fur and Gold (2007), avait su rapporter avec talent la pop évaporée d’une Kate Bush aux dimensions d’une délicate musique d’intérieur, peuplée de rêveries et de fantasmes enfantins. Là, on hésite un peu à franchir le seuil d’un disque qui sent le pensum new-age et le délire conceptuel à plein nez.
[attachment id=298]La suite prouvera que ces appréhensions n’avaient pas lieu d’être. Derrière son habillage peu engageant, Two Suns n’est pas le pétage de câble annoncé ; mais c’est assurément un disque qui, avec un brin de naïveté et d’ostentation parfois, revendique de hautes ambitions et opère un net changement de braquet sur le plan musical. Pas décidée à jouer éternellement les petites princesses fragiles, Natasha Khan déchire le cocon douillet qui enveloppait ses chansons : elle les pare de vives couleurs électroniques et de nervures rythmiques plus appuyées, les tire même par moments vers des horizons plus expérimentaux.
Cette métamorphose n’est pas sans rappeler la courageuse mutation accomplie par CocoRosie sur son troisième album. On se demande simplement pourquoi, comme les sœurs Casady, Natasha Khan a jugé bon d’enrober cette petite révolution esthétique dans un discours aussi alambiqué, pour ne pas dire fumeux. « Je reconnais que les thèmes et les problématiques abordés dans Two Suns peuvent paraître un peu opaques et déconcertants de prime abord, concède-t-elle. Mais ils se sont imposés à moi sans que je le décide vraiment. Lorsque je me suis attelée à l’écriture de ce disque, mes premières envies étaient strictement musicales : je voulais m’affirmer davantage dans le jeu, étendre mon registre vocal, me frotter davantage à des climats plus électroniques et à des pulsations plus tribales, utiliser ça et là les vieux sons de synthé que j’aimais chez Kraftwerk ou chez Cure. Fur and Gold était nettement plus minimaliste et pur : il sonnait comme l’album qu’une enfant aurait pu réaliser dans son grenier, au milieu de vieilles malles et de bouquins poussiéreux. La musique plus ouverte de Two Suns, elle, s’accorde avec ce que j’ai vécu ces deux dernières années : j’ai été soudainement propulsée dans le monde, j’ai traversé d’innombrables pays, j’ai été exposée à plein de musiques différentes. Une expérience à laquelle je n’étais pas du tout préparée, et qui s’est révélée aussi exaltante que violente. J’ai souvent eu la sensation qu’on m’avait catapultée dans le ciel : de là-haut, je me demandais où j’allais bien pouvoir retomber. »
Voici donc, de manière bien plus limpide, le sous-texte qui court sous les chansons bouillonnantes de Two Suns. A son échelle, Natasha Khan raconte tout simplement le destin de cette nouvelle génération d’artistes qui, dans une bulle musicale en surchauffe permanente, peuvent se retrouver du jour au lendemain sur un piédestal aussi flatteur que vertigineux. Une histoire devenue banale à l’heure des buzz et des succès-minute relayés par internet, mais qui prend des accents singuliers sous les doigts et dans la voix déterminés de cette multi-instrumentiste et chanteuse avide de nouvelles expériences, toujours en quête de découvertes.
Très vite prise dans les fortes bourrasques du succès après ses débuts sur CQFD, parrainée par des figures aussi influentes que Björk ou Thom Yorke et courtisée par les magazines de mode, la jeune femme de Brighton s’est efforcée de garder la tête froide. Telle PJ Harvey, qui connut à ses débuts le même genre d’agitation autour de sa petite personne, elle est restée concentrée sur ses outils de prédilection – l’écriture et la composition, les seules armes à même de la sauver de la confusion. « Le bon côté du succès, c’est qu’il n’a fait qu’amplifier mon désir de recherche permanente. J’ai continué d’écrire chez moi, dans mon lit, car c’est le seul endroit où j’arrive à rassembler mes idées. Mais je me suis aussi aventurée hors de mes bases, notamment en m’installant trois ans à Brooklyn, où j’ai pu côtoyer des groupes comme TV On The Radio, Gang Gang Dance ou Yeasayer, qui ont eu un grand impact sur mon inspiration. Le titre de l’album, Two Suns, peut à la fois évoquer la collision de deux êtres dans une relation amoureuse ou la confrontation entre le conscient et l’inconscient. Mais il se rapporte aussi à mon expérience d’Anglaise débarquant dans un autre monde. Quand on télescope ainsi les choses à l’intérieur de soi, on ressent forcément le souffle d’une grande explosion. Et on est inévitablement amené à changer de route. »
Natasha Khan ne s’en cache pas : le chemin de traverse qui l’a menée jusqu’à la finalisation de Two Suns a été semé de doutes, et même d’« effrois ». Flanquée une fois encore de l’éclaireur David Kosten (alias Faultline) et épaulée sur une poignée de titres par les artificiers de Yeasayer, l’Anglaise a néanmoins su venir à bout de cette aventure pleine de chausse-trappes, notamment en assumant l’essentiel des parties instrumentales – guitares, synthés, basse, percussions, orgues ou harpes.
« Je me suis maintes fois sentie perdue pendant l’enregistrement, qui a été bien plus douloureux que pour le premier disque. Il y a eu des moments de désespoir, des larmes. En studio, pourtant, je suis toujours sûre de moi, je me sens forte, je vais droit au but : personne n’a à me dire ce que je dois faire. Mais lorsque j’en sors et que je réécoute au calme ce que j’ai fait, toutes mes angoisses ressurgissent. David a été une fois encore un partenaire précieux. Avec lui, j’ai réussi à trouver cette dimension organique que je voulais donner à l’album. C’est ce que j’aime dans les productions de David Sitek (TV On The Radio), cette capacité à rendre vivant la moindre note, même si elle sort d’une machine. Je ne vois pas l’intérêt d’utiliser l’électronique s’il s’agit simplement de presser un bouton et de laisser un beat se répéter ad libitum. Je veux que tous les sons respirent, se transforment, s’ouvrent comme des fleurs, quitte à ce qu’ils mettent un peu de désordre dans mes chansons. »
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