Le film est un portrait virulent des fondements du capitalisme d’aujourd’hui, à travers la figure romantique d’un gangster un peu anar.
Dès les premiers plans, l’œil du spectateur subit une petite violence et doit accomplir un rapide ajustement de ses facultés. L’image de Public Enemies est d’une invraisemblable netteté. Pas une gouttelette de buée sur une vitre, pas un rayon réfléchi sur une surface miroitante au fin fond du cadre, pas une silhouette de figurant dans un plan de foule ne sont pourvus d’une définition moindre, d’un piqué inférieur, au sujet principal au centre de l’image. Avec Michael Mann, la HD (image vidéo de haute définition) a trouvé son artiste total, celui qui à chacun de ses films élargit le champ de ses possibilités techniques et surtout expressives. Collateral frappait par ses extraordinaires scènes finales dans l’obscurité complète d’un immeuble de bureaux la nuit – peut-être les plans les moins éclairés de l’histoire du cinéma, et où chaque plan émerveillait par la faculté de la caméra à voir plus que ce qu’un œil humain voit. Puis dans Miami Vice, la HD semblait rendre visible la moiteur tropicale, l’état semi-vaporeux de l’air, la lumière du soir comme un poudroiement subtil. A l’opposé de l’ambient lumineux, tamisé et doux des deux précédents films, Public Enemies impose une lumière rasante et dure. Une netteté de journal télévisé ou de vidéosurveillance high-tech, qui donne un effet de direct, un sentiment de présent (renforcé par l’utilisation de la caméra à l’épaule et des cadrages pseudo à la sauvette des scènes d’action), rarement atteint dans un film en costumes. Comme si de la superproduction rutilante et rétro attendue ne subsistaient que les images, métalliques et sèches, captées par l’équipe responsable du making of (doté, alors, d’un cadreur vraiment génial). En cela, Public Enemies est un vrai choc, un enchaînement de propositions plastiques stupéfiantes qui confirment la puissance visuelle unique de Michael Mann.
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Au service de quoi travaille cette dureté concertée de l’image ? D’un regard également très dur, d’un passage au scanner des raci-nes du capitalisme moderne, saisi à son point de transition entre la sauvagerie des origines et la parfaite ordonnance de son âge classique. Dillinger, le gangster à gueule d’amour (Johnny Depp), doit faire face à deux ennemis : d’un côté la paranoïa d’Etat mise en place par le directeur du FBI, Hoover, instrumentalisant les hold-up de Dillinger pour mettre en œuvre une politique de surveillance et de contrôle des populations ; de l’autre, les phénomènes de fusion et de concentration des noyaux mafieux et la montée d’une pègre organisée sur le mode des grands groupes industriels – aux antipodes donc de l’individualisme farouche et princier de Dillinger, perçu du coup par ses confrères comme une encombrante mouche du coche. C’est la notion même d’individu, de sujet libre, qui se trouve prise en étau, et si le film préfère à l’expression d’usage “ennemi public” le titre au pluriel ambigu Public Enemies, c’est que la menace publique n’est pas circonscrite, loin de là, au seul gangster. Elle tient tout autant à ceux qui tiennent les forces de la loi. Michael Mann, qui n’est pas précisément un gauchiste (lire dans l’entretien ses propos sur le confort des studios hollywoodiens et sa vindicte contre le cinéma indépendant) a pourtant réalisé un film assez teigneux, romantiquement anar, contre tout système d’organisation sociale. Si le film trouve un souffle visionnaire dans sa façon de camper une Amérique des années 30 aux allures d’une société totalitaire des romans d’anticipation de l’époque (disons Orwell), le cœur du film, à savoir Dillinger, est aussi son angle mort. Malgré le charisme inentamé (et même plutôt à son meilleur) de Johnny Depp, sa capacité à convertir le moindre geste (se gratter la joue, froncer le front…) en petit événement visuel, quelque chose échappe dans le personnage. Et le parti pris de laisser dans l’ombre son passé, ce qui le structure et le motive (la psychologie en somme) n’est pas totalement opérant. Dillinger n’est qu’une fonction, une machine à apporter de la perturbation. Et Michael Mann ne s’intéresse qu’à la mécanique, aux rouages, aux interactions entre ensembles – et moyennement aux sentiments. Il aurait fallu alors laisser tomber l’histoire d’amour, assez présente, mais peu incarnée, pas vraiment émouvante, opter pour une forme un peu plus ramassée et concise. En l’état, le film impressionne comme portrait de groupe, mais n’étreint pas complètement sa figure centrale.
Jusqu’à l’embuscade finale, vraiment superbe.Public Enemies plonge par deux fois son personnage principal dans une salle de cinéma. La première fois, la salle diffuse des actualités, dont un avertissement à la population concernant l’ennemi public Dillinger. La voix off du spot d’information encourage les spectateurs à regarder à droite et à gauche pour vérifier que Dillinger n’est pas parmi eux. Déjà dans L’Inconnu du Nord-Express, Hitchcock isolait un assassin dans un plan de foule : parmi les spectateurs d’un match de tennis, il était le seul à ne pas tourner la tête à gauche et à droite au rythme des balles, trop occupé à fixer l’endroit d’où pourrait surgir la police. Selon le même code visuel, Dillinger est le seul qui, dans le plan d’ensemble, n’effectue pas cette rotation moutonnière mais fixe ses chaussures.
Les dernières scènes le retrouvent dans un cinéma. Il est venu voir le film noir avec Clark Gable intitulé L’Ennemi public n° 1, titre résonnant avec la façon dont la presse le nommait à l’époque. Cette fois, il est un spectateur comme un autre, regarde comme tout le monde vers l’écran. Mais avec une intensité plus forte encore, car dans cette histoire de gangster qui tourne mal, en quelques très beaux contrechamps entre le visage de Gable et celui de Depp, on comprend bien que c’est de sa propre disparition qu’il a la prescience, de l’impossibilité de son histoire d’amour aussi. Tout à coup, le pur homme d’action, épinglé sur son siège, est débordé par un affect violent, un affect de spectateur. Il est tout à coup vulnérable, piégé par le cinéma : et il faut bien une telle mise en abyme au très cérébral Michael Mann pour que son film devienne soudainement bouleversant.
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