Ruizien en diable, ce précis gothique du maestro, tourné au Chili, enchevêtre les niveaux de réalité avec une folle élégance.
Avec Ruiz, les complications commencent dès le titre. Au générique, on lit Nucingen Haus, traduction allemande de La Maison Nucingen – bien que le film ait été tourné en français (et situé au Chili dans une famille autrichienne). La Maison Nucingen est aussi le titre d’un roman de Balzac, dont le film n’est pas l’adaptation, puisque c’est une histoire de fantômes. Pour- tant, ça commence exactement comme chez Balzac : dans un restaurant, un couple entend une conversation à l’insu de ceux qui la racontent. Grâce à ces tours de passe-passe, infime avant-goût de ce qui va suivre, Raoul Ruiz confirme qu’il n’a rien perdu de sa passion pour l’illusionnisme et les doubles fonds. Au contraire, depuis son retour dans son pays, le Chili, il semble même avoir acquis une vigueur nouvelle (cf. son splendide Dias de campos).
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Cette fois, il a pris le parti de tourner en français une histoire menant le couple indiscret du début, William et Anne-Marie, d’Europe en Amérique du Sud. Ils se rendent à la campagne, près de Santiago, pour découvrir une vieille demeure patricienne que William a gagnée au poker… Là, les fantômes viennent à leur rencontre. Ou plutôt les morts-vivants, pour renouer avec un thème que Ruiz a exploré et trituré presque autant que George Romero, mais sur un mode plus métaphorique. Le cinéaste transpose au Chili le principe de la old dark house hollywoodienne, la maison hantée, mais en redoublant les faux-semblants et en enchevêtrant la maladie et la mort. Ceux qui hantent les visiteurs sont des colons typiques d’origine européenne, qui sont eux-mêmes hantés par des groupes d’Indiens autochtones.
Si Kiyoshi Kurosawa a malmené les conventions en rendant les spectres parfois aussi tangibles que les vivants, Raoul Ruiz va plus loin en les intégrant à la réalité ordinaire, en leur donnant un aspect parfois burlesque. Il n’y a pas seulement un récit gigogne, mais des personnages gigognes dans ce film noir poétique, version ruizienne du “gothique américain” mâtinée de contes et légendes européens. Les paradoxes du récit sont facilement justifiés par l’excentricité congénitale de la famille Nucingen, que l’exil et le désœuvrement ont mené à la folie. Avec son inquiétante étrangeté permanente, sa sobre élégance, ce drame rétro (années 1930-1940), tourné en vidéo numérique (ça se voit peu), est ce que le cinéaste a réalisé de plus stylé depuis longtemps.
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