Trois ans après Volver, Almodóvar retrouve sa Penélope pour Etreintes Brisées. A la lumière de ce magnifique mélo, visite de son panthéon cinéphile : ceux qui le bluffent, ceux qui l’ont (un peu) déçu, ceux qui l’inspirent.
Pedro Almodóvar aime découper et coller les images. Dans ses fameux génériques, où des images disparates composent des kaléidoscopes pop. Mais aussi dans ses films, où toute la mémoire du cinéma qu’il a aimé devient l’humus de nouvelles pousses, où s’hybrident le mélodrame hollywoodien et les icônes féminines de la Nouvelle Vague, des pulsions buñueliennes et un colorisme à la Demy. Nous avons eu envie d’interroger le cinéaste sur sa DVDthèque intérieure, à la lumière d’Etreintes brisées. Il nous a promenés dans un grand 8 cinéphile érudit et passionné. Où Tarantino, qui sera cette année un de ses challengers pour la Palme, ressort avec les honneurs, et plus. Fair play, Pedro.
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Les Ensorcelés de Vincente Minnelli (1953)
Pedro Almodóvar – J’adore. C’est l’un des rares films où on peut prendre au sérieux Lana Turner comme actrice. Kirk Douglas est aussi à son meilleur niveau. Il donne corps à une violence intérieure incroyable. C’est aussi un des meilleurs films sur le monde hollywoodien et ses règles, sur la tyrannie que peut imposer une maison de production, l’hypocrisie des relations entre toutes les personnes qui travaillent sur un film… Et le film coule tout cela dans une forme hollywoodienne chatoyante. Les mêmes thèmes ne seraient pas traités de la même façon hors d’Hollywood. Le cinéma européen a une autre approche de la réalité. Plus réaliste justement. De façon générale, j’aime beaucoup les films sur le cinéma.
La Loi du désir, La Mauvaise Education, Etreintes brisées : beaucoup de vos films se déroulent dans le milieu du cinéma. Est-ce à la façon européenne ou hollywoodienne ?
Je dirais que ce qui est hollywoodien dans ma représentation du milieu du cinéma tient à l’écorce : le colorisme, la sophistication de la direction artistique, un certain flamboiement formel. Mais dans La Mauvaise Education, par exemple, ce personnage de cinéaste qui joue absolument sa vie dans les films qu’il réalise, la cruauté dans l’analyse des rapports humains, tout ça ne me paraît pas relever d’une vision hollywoodien du monde.
Mes films sont plus proches au fond dans leur façon d’envisager le monde du cinéma de la noirceur de L’important c’est d’aimer d’Andrzej Zulawski avec Romy Schneider. D’ailleurs la première fois qu’on voit Penélope Cruz rentrer chez elle dans Etreintes brisées, on aperçoit une photo de Romy Schneider dans ce film. C’est un hommage. Mes influences sont plutôt européennes dans la façon d’explorer l’intériorité souffrante de mes personnages, leur ambiguïté fondamentale. Hollywood, pour moi, c’est une collection de grands clichés visuels, dont je m’inspire surtout pour le look de mes films.
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Le Mépris de Jean-Luc Godard (1963)
et L’Etat des choses de Wim Wenders (1982)
Ce sont deux films que j’aime énormément. L’Etat des choses, je l’ai vu à sa sortie. Je crois que c’est le meilleur film de Wenders. J’aimais beaucoup La Nuit américaine de Truffaut. Mais L’Etat des choses, c’est un peu l’inverse. Ce n’est pas un film qui décrit un tournage comme un tourbillon, où les émotions, la vie s’accélèrent. C’est plutôt une période où beaucoup de gens passent beaucoup de temps à ne rien faire et à attendre. Ça m’a vraiment intéressé. Jusque-là, il y avait beaucoup de témoignages de ce à quoi ressemblait un tournage, sur un mode plus ou moins désirable, plus ou moins fantaisiste ou romanesque. Mais dans le film de Wenders, il y a un point de vue très profond sur la façon dont procède le cinéma, dont les différents postes interagissent pour que le film se fabrique.
Le Mépris, c’est un film que j’ai aussi beaucoup aimé. C’est le plus grand rôle de Bardot. Mais j’ai un peu oublié la part théorique du film. Je me souviens du premier plan, ce fameux travelling… Là aussi, quand je l’avais vu, j’avais été impressionné. Par ailleurs, ces deux films, au-delà de leur appartenance à la catégorie du cinéma sur le cinéma, appartiennent surtout à l’œuvre très singulière de leurs auteurs respectifs, Wenders et Godard. Ça ne ressemble à rien d’autre.
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Les Enchaînés d’Alfred Hitchcock (1946)
Ah ! je vois, puisque vous m’en parlez, ce qu’il y a de commun avec mon dernier film, mais je n’y avais pas du tout pensé jusque-là ! Hitchcock est pour moi le cinéaste des cinéastes. C’est très difficile de se soustraire à son influence. On a l’impression qu’il a tout inventé. Les Enchaînés est un prodige de suspense. Il comporte aussi un des personnages les plus effrayants de mère. La scène où Ingrid Bergman se concentre sur la tasse de café possiblement empoisonnée est un modèle de création de tension dramatique avec un minimum d’élément.
Les Enchaînés, comme La Mort aux trousses, est un film dont chaque séquence est pensée avec toute l’ingéniosité qu’il faut pour faire un film entier. Chaque scène est une œuvre en soi. Et c’est vrai qu’il y a dans Les Enchaînés une grande scène d’escalier à laquelle mon film vous a fait manifestement penser.
Ce n’est pas seulement l’escalier, c’est aussi le moment où Ernesto emmène Penélope à l’hôpital, où il sort de la maison avec les chiens, on pense qu’on est dans la maison du monstre, comme dans Les Enchaînés…
C’est totalement vrai ! Mais je n’y avais pas pensé. C’est vrai qu’Ernesto, le mari, est aussi une figure d’amoureux puissant et cruel, qui fait très peur et qui souffre beaucoup. Il n’est pas nazi, comme Claude Rains dans Les Enchaînés, mais il incarne quand même une figure du mal. L’important, c’est qu’un seul homme puisse éprouver en même temps de la cruauté et de la tendresse pour la même personne, il peut vouloir la tuer tout en l’aimant plus que tout. Cette ambivalence dans la passion amoureuse m’intéresse énormément.
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