La bal(l)ade d’une jeune klepto dans les rues de l’Amérique. Quand un jeune homme de 25 ans et son égérie redonnent une vigueur nouvelle au ciné indie US.
C’est toujours la même histoire : bricolé en super-16 en moins de temps qu’il ne faut pour le dire, The Pleasure of Being Robbed, formidable premier long métrage de Josh Safdie (vingt-cinquième bougie à peine soufflée), semble sortir de la malle d’un prestidigitateur, un vieux sorcier nommé “cinéma underground new-yorkais” dont on croyait connaître tous les tours (rythme jazzy et comptines pop, image granuleuse et caméra tremblée), et qui revient pourtant nous émerveiller à intervalles réguliers. Ce cinéma de la démerde DIY (do it yourself) avait déjà frappé à notre porte l’an dernier, le temps du bel et éprouvant Frownland de Ronald Bronstein, un proche de Safdie qui joue d’ailleurs dans son prochain film, sélectionné au Festival de Cannes (Go Get Some Rosemary). Lorsqu’on l’interrogeait l’an passé sur le bouillonnement artistique de la Big Apple, Josh Safdie nous avait mis la puce à l’oreille : “On a créé avec mon frère (Benny, son cadet, avec qui il a coréalisé le nouveau long métrage – ndlr) et des amis une petite société, Red Bucket Films, afin de produire nos films en indépendants. On loue pour 700 dollars un cagibi sans fenêtre à Chinatown, compensant le manque de moyens par l’entraide et la bonne humeur, comme une bande de vieux gamins excités par la moindre trouvaille.” Quelque chose semble donc frétiller du côté de l’underground…
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Underground : c’est par commodité qu’on emploie le terme car à la vérité, il n’y a pas moins souterrain et plus lumineux que ce plaisir d’être volé, à la vue et au su de tous, par une drôle de klepto qui se fait appeler, à la vie comme à l’écran, Eleonore. Le film débute par un indolent plan large où l’on peine à distinguer, derrière les voitures, sa silhouette dégingandée ; mais une fois dans le cadre, elle n’en sortira plus, la caméra accrochée à ses basques pour une heure de balade dans les rues de New York, au hasard des rencontres et des humeurs, à la manière du Jarmusch de Permanent Vacation. Amie du réalisateur, directrice de casting et photographe à ses heures, Eleonore Hendricks est un mystère ambulant, un corps doté d’une présence fluctuante, au bord de l’évanouissement puis soudain éclatant : on comprend que Josh Safdie en ait fait son modèle. “The Pleasure of Being Robbed est avant tout le portrait d’Eleonore, qui n’a cessé de me fasciner depuis que je l’ai rencontrée. C’est elle qui me guide (elle a participé à l’écriture du scénario – ndlr), elle qui est capable, comme moi, de passer de la joie à la tristesse en moins d’une seconde. J’ai bien écrit des dialogues, mais ne les ai pas montrés à l’équipe, car je n’arrive pas à mettre mes propres mots dans la bouche de quelqu’un d’autre. J’aime au contraire l’idée que les gens écrivent leur propre destin. Vous savez que son prénom est inspiré d’une sirène dans Babar ?”
Safdie, qui confie “aimer vivre dans les films” (sans doute la phrase qui définit le mieux son cinéma), s’est gardé un rôle important : celui du vieil ami croisé en pleine rue, comme sorti de nulle part, qui entraîne Eleonore à Boston pour une virée enjouée dont on ne parvient pas à situer précisément la ligne de partage entre fiction et documentaire.
Cette échappée est le seul moment du film où la jeune fille quitte sa solitude, parvient à s’accorder à un autre corps, le seul moment aussi où elle a un but (ramener son ami chez lui) ; le reste du temps, elle n’est mue que par son instinct erratique, n’existant qu’à travers les minuscules morceaux de vie qu’elle subtilise à des inconnus (des chatons, des clés, un appareil photo…), telle une Gretel perdue mais heureuse au milieu de la jungle urbaine.
“Je voulais montrer un New York qui a disparu et qui ressemblait à un grand terrain de jeu, mais un terrain recouvert de clous, d’aspérités. Un monde de l’enfance, mais où l’on peut se blesser à chaque instant. Je voulais montrer toute cette “vie sur les perrons”, au jour le jour, qui constitue l’âme de New York telle qu’a su par exemple la saisir Helen Levitt dans les années 50.”
Ceux qui connaissent le travail de la photographe, morte il y a à peine un mois, ne seront pas surpris de l’analogie. Dans la préface d’un de ses albums, le critique James Agee avait écrit : “La préoccupation principale de ses photographies est, selon moi, l’innocence, non pas au sens erroné et galvaudé que ce mot a fini par prendre, mais selon sa pleine sauvagerie et sa férocité originelle.” Ce programme, le même au fond que celui des contes, convient parfaitement à Josh Safdie, grand enfant inquiet et mélancolique, cherchant à retrouver chez les autres le bonheur enfui des premières années de la vie.
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